samedi 11 novembre 2017

Démocratisme radical (3) : Dewey par Honneth, suite et fin

« Comment tuer ce qui n'est pas vivant » 
(trailer français du film Christine, de John Carpenter)
Pas vivant, ou du moins : pas encore...

Suite et fin de notre réflexion sur les conceptions démocratistes-radicales de Axel Honneth, en lien avec sa perception singulière de l'oeuvre de John Dewey, telle qu'exposée dans son article canonique "La démocratie comme coopération réflexive", ici par nous commenté. Promis, on enchaîne très vite sur d'autres trucs plus sexys. Mais il fallait régler ça.


Rappel : Le texte original allemand (Demokratie als reflexive Kooperation. John Dewey und die Demokratietheorie der Gegenwart) est disponible, notamment, dans le recueil intitulé Das Recht der Republik (Frankfurt, Suhrkamp, 37–65.) Une traduction française en a été proposée par la revue Mouvements n°6 (aux éditions de la Découverte). Cette traduction est ardue à dénicher. Nous nous en tiendrons, nous, pour nos notes et indications de pages, à la version anglaise (revisitée le cas échéant par nos soins), parue dans Political Theory (volume 26, n°6, décembre 1998, p. 763-783). Cette version est la plus facilement et gratuitement trouvable sur le net, d'où notre choix démocratique.

***         

La démocratie comme rupture et condition épistémologique.
Sitôt les “faiblesses” téléologiques du jeune Dewey écartées, à compter de la seconde partie du deuxième chapitre de son étude, Honneth définit son apport potentiellement essentiel à la théorie démocratique contemporaine, au moyen d'un rappel des instruments épistémologiques dont il se sera servi pour établir ses propres convictions. Dewey considère que la démocratie ne saurait être à proprement l'objet d'une science politique positive dont les limites se trouveraient fixées une fois pour toutes, mais dépend plutôt d'une certaine capacité scientifique pratique liée à la nature humaine elle-même, entendue comme comportement (Human nature and conduct[1] mobilisant sans discontinuité chez l'homme, du biologique au politique en passant par le psychologique, un complexe de dispositions plastiques et d'instincts plus éprouvés (à l'efficacité sensori-motrice établie), alors cristallisés en habitudes. Honneth repère dans cette théorie toute l'importance accordée à la notion de “reconnaissance”, de “lutte pour la reconnaissance” [2] si capitale dans sa propre théorie. Chez l'homme, depuis une masse informe d'instincts disponibles dès le départ existentiel de l'individu, seuls se hisseront au statut d'habitudes opératoires, d'habitudes d'action, ceux de ces instincts dont l'utilité aura été sanctionnée par un groupe d'appartenance, lequel développe donc, vis-à-vis de l'individu, certaines attentes auxquelles ce dernier s'efforcera de satisfaire, la qualité de son épanouissement – par la reconnaissance – étant ainsi inséparable de l'enrichissement scientifique de la collectivité [3]. L'intelligence de chacun augmentant en proportion exacte de l'intelligence de tous à régler des problèmes, et d'établir à cette fin des protocoles de coopération efficaces, l'extension d'une telle capacité démocratique est donc virtuellement infinie, autant que l'exhaussement de l'intelligence rationnelle (individuelle donc collective), par le biais de méthodes de recherche fonctionnant sur de tels principes démocratiques. Honneth rappelle l'intérêt de Dewey pour les sciences naturelles, surtout la modalité expérimentale dont, de son point de vue pragmatiste, celles-ci progressent toujours, par delà vrai et faux essentialisés (le pragmatisme deweyen incluant de fait une bonne part de faillibilisme, ce dont le texte de Honneth ne rend pas suffisamment compte en son souci très socio-politique). En témoignent sa pratique de la “psychologie” – surtout entendue comme psychologie du développement (pp. 771-772) – et, de manière générale, l'estime dans lequel il tient la “logique de recherche scientifique” : la démocratie, estime Dewey, donne déjà, dans le domaine des sciences, d'excellents résultats. Le niveau intellectuel et cognitif s'y élève dès lors qu'un groupe humain (politique ou pré-politique) se voyant confronté à un problème donné, la liberté la plus ample reste offerte au maximum d'intervenants possibles, issus de ce groupe, d'intervenir sur lui selon les modalités de formulation d'hypothèses les plus variées, dont aucune attitude de domination hiérarchique au plan social, ni essentialiste au plan scientifique, ne doit venir entraver le surgissement continu. Les intervenants, réunis par la résistance particulière que tel problème leur oppose encore se trouvent ainsi liés les uns aux autres par telle conséquence dommageable unique (et directement pratique) les fondant tous comme Public intéressé à la résolution de ce problème : “ Guidé, note Honneth, par l'exemple des recherches expérimentales dans les sciences naturelles, Dewey put rapidement se rendre compte que les chances d'y déboucher sur une solution intelligente des problèmes augmentaient avec la qualité de la coopération entre les chercheurs concernés : plus les participants scientifiques étaient libres d'introduire sans restriction leurs propres hypothèses, croyances ou intuitions, plus l'hypothèse finale s'en trouvait équilibrée, ample et donc intelligente” [4]. Telle est la logique de Dewey, une logique de soumission efficace des fins à leurs meilleurs moyens, leurs moyens les plus adéquats. Que cette logique soit directement celle de la démocratie, et donc clairement la fin de celle-ci, c'est, comme le note Honneth, ce qui distingue Dewey, par exemple, de l'éthicisation - ou l'essentialisation de valeurs - républicaniste d'Arendt. Ce pragmatisme rigoureux de Dewey n'est, cependant, jamais politiquement interrogé en lui-même par Honneth, comme par Horkheimer, et surtout par un Marcuse soumettant - de manière extrêmement polémique - Dewey à cette redoutable difficulté historique, par exemple, d'un fascisme allemand droit émergé de la démocratie parlementaire et susceptible, à s'en tenir au point de vue deweyen pragmatiste (ou "positiviste" comme le dit, d'ailleurs de manière contestable, Marcuse) d'avoir d'une certaine terrible manière, lui aussi, représenté cette adéquation des moyens et des fins, cette capacité à l'appréhension adéquate de conséquences, au règlement de problèmes proprement nouveaux (par - et pour - un certain public) fondant seule la valeur normative d'une institution politique [5]. Quoique la lecture marcusienne puisse apparaître excessive, il n'en reste pas moins que la pure reprise par Honneth de cette thèse deweyenne d'un "choix institutionnel" librement, démocratiquement et constamment renouvelé par le public, pose question. Qui est par exemple ce "nous" en quelque sorte "continu" (comme il y a une continuité de l'État redoutable d'une séquence historique à une autre) évoqué par Honneth dans la phrase suivante : "Suivant le critère de rationalité des décisions passées, nous décidons continuellement, et de nouveau, de comment les institutions d'État doivent être spécifiquement organisées et de comment elles doivent se trouver liées l'une à l'autre suivant leurs juridictions"[6] ? Ici encore, la difficulté vient, selon nous, d'une surpolitisation relative de la pensée de Dewey. C'est seulement, en effet, via son approche proprement expérimentaliste de la démocratie que cette dernière se trouve ensuite (dans un second temps logique, serions nous-tenté de dire) mobilisée par Dewey au service de la résolution de problèmes politiques (parfois, d’ailleurs, impliqués, comme nous le verrons plus loin, par la structure potentiellement anti-démocratique de la modernité même, de cette Great Society industrielle dont la critique par Dewey prendra ainsi souvent une forte coloration pessimiste, kulturkritisch), au point de s'incarner, de manière contingente, dans telle ou telle forme gouvernementale. L'important tient, cependant, pour Honneth et d'autres interprètes (comme Hilary Putnam, par exemple)[7] à cette avance épistémologique conservée par le principe démocratique sur tous les autres : “Dewey aura développé un argument épistémologique proposant de considérer la démocratie comme condition d'amélioration rationnelle des solutions à apporter aux problèmes sociaux”[8], étant rappelé, donc, une fois encore, qu'au-delà de toute institutionnalisation, ce mécanisme démocratique doit demeurer un projet, une perspective, celle d'un épanouissement indéfini des facultés de l’homme. Le statut du Public et ses problèmes – autour duquel Honneth développe la seconde partie de son deuxième chapitre – est donc paradoxal puisque ce livre, qui ne cesse d'insister sur ce dernier point, en bataillant contre les partisans d'une doctrine contractualiste, essentialiste, téléologique (“causale”, dit Dewey) de l'État démocratique, au lieu de considérer celui-ci comme la simple conséquence matérielle - ou efficiente - d'un problème posé à la coopération humaine, est cependant, malgré tout aussi, une réponse de circonstance aux adversaires de la démocratie politique (en la personne de Walter Lippmann, auteur du Public fantôme, l’ouvrage précis ayant provoqué la réplique de Dewey), pour qui ladite démocratie politique promouvrait une très fictive “omnipotence du citoyen”, capacité illusoire d'intervention permanente de tout un chacun sur tous les sujets, face aux experts spécialisés. Or, le problème de la démocratie, pour Dewey répondant à Lippmann, ne saurait justement être la démocratie elle-même : le problème est que le besoin démocratique excédant toujours en quelque sorte sa forme politique, il n'y aura jamais assez de démocratie dans l'État politique. Un décalage subsiste toujours entre le pré-politique, le social et les institutions, mais un décalage ne pouvant entraîner le renvoi a priori d’un Public démocratique nécessairement ignorant (ou la considération froide de son inévitable “éclipse”, selon le terme de Lippmann) au bénéfice d’experts figés, vis-à-vis de lui, dans leur supériorité intellectuelle inamovible. Honneth, qui reviendra là-dessus dans son chapitre final, au moment de confronter Dewey au procéduralisme habermassien, nous paraît ici manquer, dans son ampleur, toute l’influence paradoxale de la critique lippmanienne “de droite”  sur la pensée de Dewey, notamment, justement, en termes de pessimisme culturel et politique. La “négligence” (Wilkinson) ou la “faiblesse” politique originelle (Honneth) de Dewey ne trouverait-elle pas là un point de renforcement ? Pour cette pensée extrêmement perméable aux apports de la psychologie du développement, la forme politique de la démocratie ne serait-elle pas assimilable, en termes freudiens[9], à un processus secondaire, la pensée de Dewey maintenant un lien indéfectible entre l'organique et le psychique, et la coopération humaine procédant d'une foultitude de désirs, liées seulement ensuite par l'association politique ?[10] De sorte que l'État deweyen - tel serait son procéduralisme concret, bien éloigné de la puissance discurso-légitimante habermassienne – protègerait secondairement les libres désirs articulés de l'organisme citoyen, désirs dont la définition première, fondamentale, reposerait sur la reconnaissance sociale du groupe. Ce paradoxe ou cette incertitude deweyenne (entre politique et biologico-social), Honneth semble la transmuer en force (relative) à compter du Public et ses problèmes, livre dans lequel le Dewey de la maturité paraît, en dernière analyse, “affirmer (...) que la démocratie représente la forme politique d'association dans laquelle l'intelligence humaine achève son développement”[11]Honneth reconnaît, en même temps, explicitement, que la notion de “Public” introduite dans ce dernier ouvrage ne constitue qu’une “première réponse, hésitante”[12] à la question d’une jonction possible entre les deux premiers aspects de la pensée démocratique deweyenne : la réalisation individuelle dans le Tout social “organique”, d’une part, et la condition épistémologique de l’échange démocratique, d’autre part. Au moment de confronter Dewey, une fois encore, dans la dernière partie de son texte, au républicanisme et au procéduralisme abstrait, Honneth en souligne, presque paradoxalement, les forces autant que les faiblesses. Cette difficulté, cette indécision, assez nettement perceptible dans son texte, est peut-être due au fait qu’un certain pessimisme critique de Dewey (pessimisme diffus, certes, voire inconscient au regard de son optimisme pratique formel), structure plus fondamentalement son rapport à la démocratie qu’Honneth ne veut bien l’admettre.

Dewey critique de la culture.
Honneth insiste, tout au long de son étude, sur le cadre socio-économique moderne où s’épanouissent les conceptions politiques de Dewey. Ce cadre, c’est pour Honneth la division du travail, au sens durkheimien[13]L’avantage de Dewey sur Arendt ou Habermas consiste en ce que, relativement à la position éthique de la première, Dewey ne peut plus croire à l’unicité de valeur civique qu’elle promeut. Et quant à la seconde, la reconnaissance sociale posée par Dewey au fondement de la légitimité démocratique institutionnelle ne peut non plus s’accommoder d’une inter-subjectivité uniquement validée par la forme démocratico-légale. Le procéduralisme habermassien s’en tient, et se borne, pour reprendre la typologie classique de la reconnaissance établie par Honneth, au deuxième moment de la reconnaissance : la reconnaissance juridique. La démocratie, pour Habermas, se confond avec le Droit. Honneth sait alors gré à Dewey de voir dans la reconnaissance sociale, celle de l’homme au travail, le véritable fondement concret de la légitimité démocratique. La division du travail industriel fondant la modernité entraîne, pour Dewey, l’impuissance du républicanisme éthique en ce que cette modernité promeut désormais une multiplicité, une prolifération de cultures et de valeurs obérant le re-surgissement, le retour d’une telle éthique classique. Mais cette division du travail ruine tout autant, par les conflits qu’elle suscite de toute nécessité, l’espoir d’une assise incontestable d’institutions politiques dont le seul formalisme démocratique discursif – coupé des rapports sociaux réels – néglige l’opération continue dont la société procède : “L’idée, écrit Honneth, d’une sphère publique démocratique repose entièrement sur des présuppositions sociales ne pouvant être elles-mêmes fondées qu’en-dehors de cette idée[14]. C’est l’établissement d’une démocratie sociale du travail, seule, qui fondera pour Dewey l’adhésion générale aux valeurs de légitimité procédurale démocratique[15]. On retrouve ici cette intuition d’une constitution primordiale du pré-politique, réduit chez Habermas au statut d’incubateur discursif de la démocratie [16]Il semble, là-dessus, que la nouvelle supériorité reconnue plus tard par Honneth (en 2011, dans Le Droit de la liberté) à Habermas sur Dewey procédera moins d'un revirement pur et simple vis-à-vis de cette thèse que d'une plus grande pertinence historique et concrète clairement accordée à Habermas [17]. Peut-être faut-il y voir la persistance inébranlable dans l'esprit d'Honneth d'une tendance (d'une "faiblesse") métaphysique obérant chez Dewey la précision et la rigueur contextualisante, ou plutôt institutionnalisante. Chez Dewey, le groupe démocratique précède en effet toujours, en importance substantielle et chronologiquement, l’institution. L’état ou les états (Stände) priment invariablement l’État. C’est la participation démocratique pré-politique à des groupes, l’investissement individuel dans des processus pré-politiques collectifs qui donneront, seuls, l’envie, l’exemple et le besoin de la pratique démocratique institutionnelle, la démocratie se nourrissant toujours d’elle-même. Dewey, le pédagogue organiciste, sanctifie ainsi le désir et la pulsion démocratiques (la force qui pousse, matériellement, à la résolution de problèmes auxquels on est intéressé). Honneth voit parfaitement cette importance sociale du désir[18], de même qu’il distingue bien ce qui oppose Dewey au républicanisme sur-éthicisé : chez lui, l’alliance des groupes, le groupe des groupes respectés dans leur première intégrité “publique”, constitue l’état politique quand l’idéal républicain intègre plutôt les groupes divers à la (re)construction un projet éthique dont le caractère massif, extérieur et unique implique forcément leur désaisissement et leur déchéance politique, en tant que la Loi républicaine ne reconnaît plus – c’est là l’origine, selon elle, de sa légitimité – d’états et d’individus concrets [19]Ce fédéralisme deweyen est explicitement lié – dans Le Public et ses problèmes, par exemple – à l’histoire nord-américaine, à cette civilisation pionnière dont la division du travail contemporaine aura sonné le glas. Telle est l’ambivalence de Dewey relativement au “progrès”, quelque peu négligée par un Honneth tout à son idée d’installer Dewey dans une revendication procédurale moderniste, socialement égalitaire, en face d’Habermas. Or, l’exercice de la démocratie, à l’heure de la Great Society capitaliste, est rendue pour Dewey aussi nécessaire que difficile, pour ne pas dire, par certains côtés, impossible. On pense à la nostalgie du jeune Hegel pour la vie éthique unitaire de l’antiquité grecque. On pense aussi à la division du travail chez Marx, pour qui chacun de ses progrès s’accompagne aussi d’une somme de calamités nouvelles, position dont Dewey ne paraît pas plus éloigné que de la position “neutralement” durkheimienne à laquelle Honneth semble vouloir le river[20]Et si ce dernier note bien la pertinence de sa critique impitoyable du consumérisme, du caractère spectaculaire de la société marchande hypertrophiée, il la rapproche uniquement de celle d’Hannah Arendt[21], alors que la radicalité de Dewey, en l’espèce, l’apparenterait davantage, de notre point de vue, au pessimisme d’un Marcuse, voire d’un Adorno jugeant toujours plus verrouillées les possibilités d’émergence démocratique au sein de la nouvelle société de contrôle de l’industrie culturelle. La critique lippmannienne, on l’a dit déjà, aura ici incontestablement porté. "La condition principale, écrit Dewey, pour qu'émerge un public démocratiquement organisé est un type de connaissance et de perspicacité qui n'existe pas encore [souligné par nous]." Pas encore, ou plus ? Le capitalisme moderne exerce universellement une telle puissance d’éloignement et de dissolution sur les acquis de l’ancien commun, que cette puissance complique la naissance nouvelle d’un public simplement désireux de prendre conscience de lui-même comme les publics l’ayant précédé, et de traiter, encore et toujours, comme eux, les conséquences fâcheuses de processus complexes (désormais enclenchés, cependant, tellement au-dessus de sa tête, et sur le cours desquels ce nouveau public conserve une maîtrise toujours amoindrie). Si la démocratie, c’est avant tout, pour Dewey, l’autonomie, et surtout l’autonomie pré-politique, l’intelligence théorique-pratique supposée par celle-ci en vient forcément là à se heurter, dans ses prétentions de croissance, au lourd blizzard crétinisant du capitalisme impersonnel. Honneth, qui clôt son étude sur un retour à notre propre situation contemporaine, examinant les opportunités d’analyse théorique que Dewey pourrait y permettre d’appliquer, a ainsi la clairvoyance de noter que dans le cadre contemporain d’une société de chômage de masse, une “simple restructuration du marché capitaliste” ne saurait remplacer la perspective, plus lointaine, d’un nouveau modèle de “contribution coopérative”. Ce modèle, néanmoins, Honneth se garde bien d’en spécifier les contours et les modalités inter-subjectives précises, quoique il en évoque la nécessité d’une “redéfinition radicale” à l’aide même, et à l’aune, des travaux – précieux – de John Dewey. Façon d’admettre implicitement, peut-être, que c'est, en somme et avant toute chose, l’espoir irréductible, touchant au règlement nécessaire, objectif, “automatique” de ses propres problèmes “insolubles” (ou : chaque fois inintelligibles suivant nos propres grilles de lecture anciennes et dépassées) par chaque société successive, que Dewey nous, en sa qualité d’“organiciste hégélien” (toujours “ jeune ”) nous aura légué ?




Notes

[1] Titre d'un ouvrage de Dewey, publié en 1922.
[2] Voir par exemple Honneth, op. cit., pp. 772 et 779.
[3] “ Les êtres humains ne peuvent développer en habitudes stabilisées que les aptitudes et besoins d'action ayant rencontré l'approbation et l'estime de leur groupe particulier de référence.” (Honneth, op. cit. p. 772).
[4] Honneth, op. cit., p. 772.
[5] Dans son texte le plus critique, Marcuse insiste, en particulier, sur la dimension inconsciente de l'engagement du Public, susceptible chez lui de dissocier "connaissance des conditions et conséquences" et "production de nouvelles normes valides", couple dont l'unité épistémologique renvoie, chez Dewey, à la valuation continue, en l'espèce celle de l'institution étatique, c'est-à-dire le fait que ce dernier, sitôt légitimé, doive toujours se voir recontesté, redéfini à l'aune de situations toujours nouvelles, à réestimer en permanence, les anciennes normes étant par principe rapidement dépassées, en décalage vis-à-vis de nouvelles formes de problèmes à résoudre. Dans le cas, étudié par Marcuse, du fascisme allemand, la simple coïncidence réactualisée des fins et des moyens pose souci. Dewey postule en effet qu'une telle réévaluation normative constante des institutions implique une extension indéfinie de la liberté du Public, toujours plus consciente d'elle-même, et concerne nécessairement une masse numérique toujours plus importante. En sorte que ne ferait bientôt plus opposition à ce désir libertaire cognitif massif de réévaluation qu'un "petit groupe" parasitaire, une "classe spéciale" résiduelle attachée à son pouvoir, et dont l'autoritarisme à rebours consituerait précisément, selon Dewey, le contraire historiquement paradigmatique - et bientôt condamné - d'un tel désir démocratique. Or, selon Marcuse, "l'optimisme de Dewey est ici caractérisé par la négligence des contextes existentiels dans lesquels évoluent les désirs et intérêts autoritaires. L'ordre maintenant les privilèges exclusifs d'un "petit groupe ou d'une classe spéciale" [selon l'expression de Dewey dans son ouvrage La formation des valeurs] répond [sous le fascisme] à des désirs humains profondément enracinés, des désirs dépassant de très loin la seule strate dirigeante. Le désir de forte protection, l'appétence perverse pour la cruauté, la joie d'exercer son pouvoir sur un ennemi impuissant, la libération du fardeau que représente l'autonomie, et quantité d'autres désirs de même sorte ayant façonné l'individu au cours de la préhistoire du fascisme, se sont trouvés satisfaits par ce dernier à un point tel qu'en comparaison, désirer alors la liberté serait presque revenu à désirer quelque saut suicidaire dans le néant" (Marcuse, revue de La formation des valeurs de Dewey, in Zeitschrift für Sozialforschung 9, N°1, 1941, pp. 144-148). En d'autres termes, l'exercice le plus large de la démocratie n'entraîne un surcroît automatique ni de conscience ni de liberté. Au critère deweyen de simple vérification et de redéfinition scientifique constante des normes, soi-disant suffisant mais que Marcuse présente comme "positiviste", ce dernier persiste malgré tout à opposer in fine une liberté fondatrice de type kantien, seul " fait " qui ne "soit " que dans sa création même, et ne puisse être vérifié que dans son exercice " (ibid.). Dans Le Public et ses problèmes, cependant, les passages sont nombreux où Dewey reconnaît lui-même l'influence importante - et nuisible - des facteurs inconscients et irrationnels sur le processus d'auto-définition du Public (voir, en particulier, son chapitre 5 : La recherche de la grande communauté). Dans leur avant-propos à l'édition française de La formation des valeurs, Alexandra Bidet, Louis Quéré et Gérôme Truc notent cette franche hostilité de Marcuse et de la "première génération" de l'école de Francfort à l'égard du "positivisme" deweyen, en opposant celle-ci, par contraste, à l'intérêt d'Habermas et Honneth. Cette affirmation serait à relativiser, notamment au regard de l'admiration personnelle qu'Adorno semble avoir éprouvé pour Dewey (voir La formation des valeurs, La Découverte, 2011, p. 53). Pour ce qui concerne Marcuse, précisons que sa critique acerbe s'est aussi exercée sur la Logique de Dewey (cf Review of Dewey's Logic : The Theory of Inquiry, in Zeitschrift für Sozialforschung 8, 1939-40, pp. 221-28).
[6] Honneth, op. cit., p. 778.
[7] Putnam, A reconsideration of deweyan democracy, in Renewing Philosophy, Harvard University Press, 1992, en particulier p. 182 : “Dewey pense d’abord à nous en termes de capacité intellectuelle à initier l’action, à échanger (talk) et à expérimenter. Sa justification n’est pas seulement une justification sociale – en ce que celle-ci serait adressée à un NOUS plutôt qu’à chacun des MOI – elle est aussi (...) une justification épistémologique.” 
[8] Honneth, op. cit., p. 773.
[9] Un passage du Public et ses problèmes évoque fortement une forme de sublimation socialisante, un résultat collectif - sans répression chez Dewey - de cette dynamique du désir  : "un désir et un choix de la part d'individus en faveur d'activités qui, par le moyen de symboles, sont communicables et partageables par tous ceux qui sont concernés. Une communauté présente donc un ordre d'énergies transformé en l'une des significations qui sont appréciées en commun et mutuellement transmises par ceux qui se livrent à une activité conjointe. La "force" n'est pas éliminée mais son usage et son but sont transformés par les idées et les sentiments que les symboles ont rendus possibles." (op. cit., chap. 5, p. 249 de la trad. française). On voit ici à quel point l'usage démocratique que Dewey fait - sans doute - des intuitions freudiennes diffère de l'instrumentalisation de la psychanalyse effectuée par ses adversaires " démocrates-réalistes " stigmatisant à cette époque l'ignorance et l'incompétence nécessaire de citoyens soi-disant soumis, en démocratie, à leurs pulsions individualistes débilitantes.
[10] Un aspect sensiblement éludé de la pensée de Dewey dans le texte de Honneth est justement celui de son pédagogisme. Or, Dewey s’est d’abord fait connaître dans l’histoire des idées comme pédagogue antiautoritaire, hostile à toute discipline de travail instituant très tôt chez les enfants une frontière inamovible entre l’intérêt profond et l’effort (à appliquer sur des problèmes abstraits, purement extérieurs, considérés en eux-mêmes comme un mauvais moment à passer). Il ne s’agit pas non plus, pour Dewey, de défendre, symétriquement, une logique d’enseignement spectaculairement intéressante, qui chercherait artificiellement à capter l’attention de l’élève, à l’amuser, etc. Il faut simplement que l’enfant trouve son intérêt, et engage ainsi ses propres efforts vers la résolution de problèmes devenant désormais les siens. Son concept de “Public” démocratique est déjà là tout entier. On notera que le texte majeur établissant ces convictions (et asseyant la célébrité de Dewey) – L’intérêt lié à la volonté – fut publié en 1896, soit sensiblement à la même période qu’Ethics of democracy. Encore un indice d’un “hégélianisme” irrésistiblement maintenu de Dewey (à admettre que Hegel voie essentiellement dans l’Histoire un procès d’éducation continue). À l’époque du Public et ses problèmes, dans les années 1920, c’est toujours, d’ailleurs, à ce titre de pédagogue novateur que Dewey visita la Turquie kémaliste, l’URSS, deux pays désirant appliquer certaines de ses théories éducatives (sans oublier son influence très importante sur la jeune démocratie chinoise). La “faiblesse” juvénilo-politique décelée chez Dewey par Honneth se serait-elle donc doublée d’une tendance perpétuelle à privilégier, notamment, donc, dans l’éducation, la démocratie sous forme de réforme sociale opératoire ?
[11] Honneth, op. cit., p. 773.
[12] Ibid.
[13] Honneth apparente volontiers les deux penseurs. Il signale l'influence de l'un sur l'autre, et pointe en particulier les ressemblances, "malgré tout ce qui les sépare" (les différences d'époque, etc) entre la "démocratie, régime de la réflexion" de Durkheim et la "coopération réflexive" deweyenne (donnant son titre au texte de Honneth). La réflexion, chez Durkheim comme Dewey, recouvre tant l'importance, en son sens populaire, de l'intelligence à l'oeuvre, honorée dans la démocratie, que le retour sur une expérience et ce que celle-ci aura provoqué d'enrichissement : la conscience, secondaire, de ce processus primaire de coopération sociale "organique ".
[14] Honneth, op. cit., p. 779.
[15] Robert Westbrook "souligne que l'immense sympathie de Dewey pour la République des Soviets - ses coopératives, sa gestion par les ouvriers de la production industrielle comme encore ses expérimentations dans le domaine de l'éducation - tenait à la grande proximité qu'il voyait avec sa vision de la démocratie telle qu'il l'avait envisagée un an plus tôt dans Le Public et ses problèmes" (Émilie Hache, introduction à Leur morale et la nôtre, La Découverte, 2014, p. 8).
[16] "Dewey doit considérer l'établissement de formes justes et coopératives de division du travail comme exigence normative valide principiellement, et ainsi composant interne de toute idée démocratique véritable. Habermas, quant à lui, ne peut accepter la demande d'accorder une priorité conceptuelle de l'égalité sociale au regard du principe de formation de la volonté démocratique." (Honneth, op. cit., p. 779).
[17] "D'une manière plus convaincante que John Dewey avant lui, et certainement plus vigoureuse que tous les auteurs qui lui succéderont, Habermas a su identifier dans la forme historique de l'espace public bourgeois une avancée à la fois de la connaissance et de la liberté, etc ", et plus loin : "Il est vrai que cette conception d'un espace public délibératif rappelle dans bien des traits les raisonnements déjà développés par Dewey dans son ouvrage ; mais par l'ancrage historique qu'il opère, Habermas montre pourt la première fois que que l'idée d'une implication collaborative dans l'espace public démocratique n'est pas simplement une construction pleine de bonnes intentions, mais constitue une revendication déjà institutionnalisée, qui aura cours aussi longtemps que l'action politique prétendra à la rationalité. " (Le droit de la liberté, op. cit., p. 435). Honneth semble malgré tout s'éloigner, dans ce dernier extrait, de sa position " pro-deweyenne " de 1998.
[18] Honneth évoque, par exemple, l’attribuant implicitement à Dewey, une “culture désirable de la démocratie” (op. cit., p. 779) devant laquelle Habermas aurait renoncé, “ effrayé par l’idée d’une vie éthique démocratique”.
[19] Ici, d’ailleurs, on ne s’étonne guère du choix effectué par Honneth de présenter (p. 772) le fameux texte deweyen sur les gangsters, tiré du cinquième chapitre du Public et ses problèmes. Or, ce texte est précisément révélateur pour nous d’une ambivalence, d’une tension, chez Dewey, dans sa conception des états politique et pré-politique. Ici, en l'occurrence, Dewey favorise le politique. Pourtant, non seulement, le fonctionnement interne d’une bande de voleurs (pour que celle-ci soit efficace comme n’importe quel autre public), se doit d’être relativement démocratique, c’est-à-dire intelligent, mais encore la participation à ce type de groupe n’interdit nullement a priori, comme le suggère Dewey, la participation à d’autres. On peut parfaitement être un voleur efficace et citoyen et membre d’une communauté religieuse, etc, voire d’une autre bande de voleurs. On est bien loin ici, semble-t-il, des analyses deweyennes purement expérimentales, le voleur étant considéré – comme d’autres groupes (cléricaux, en particulier) – dans une forme d’essentialité inquestionable, non-circonstanciée, anhistorique. Les gangsters aussi ont leurs problèmes. Ils constituent, eux aussi, un public s’entendant parfaitement à réagir aux conséquences de transactions ne les concernant pas, effectuées en amont, à l’origine de leur situation particulière. Hobsbawm étudiant la fonction sociale éthique (conservatrice) des bandits d’honneur, Louis Adamic s’intéressant au rapport organique existant, à l’époque même du Public et ses problèmes, entre banditisme et syndicalisme révolutionnaire aux USA, ou Deleuze et Guattari (intéressants pour une fois) analysant, plus récemment, les modalités rationnelles de comportement des “bandes de jeunes” dans Mille Plateaux, auront fait justice (si l’on peut dire) de ce genre de considérations abstraites, reprises ici sans plus de développement par Honneth, alors qu’elles témoignent, selon nous, d’une tendance relativement minoritaire, chez Dewey, à la célébration politique (intégrationniste) de la démocratie.
[20] Cette question deweyenne d’une difficulté communicationnelle constamment accrûe avec l’extension de la Great Society repose le problème de l’ambivalence de Dewey vis-à-vis de la sphère politique. Elle permet une nouvelle fois de voir tout ce qui le sépare de Marx précisément dans son approche de la question des états, ou encore des groupes pré-politiques destinés, peut-être, à la constitution commune en UN public unique. Dans sa réplique à la Question juive de Bauer, le jeune Marx estime, prenant le cas de la communauté juive - que égalité juridique ou pas - l'émancipation politique ne saurait coïncider avec l'émancipation humaine (et cela, d'ailleurs, quoique Marx, en pratique, eût défendu l'émancipation politique des Juifs) : il postule clairement une incompatibilité structurelle entre appartenance organique à des communautés déterminées, d'une part, et idéal communautaire humain, de l'autre. Dewey, lui, assimilant aussi bien les appartenances à telle église, tel club ou tel statut d'état-civil, entend plutôt, par son concept de substitution d'une Grande Communauté à la Grande Société industrielle, une fusion harmonieuse des appartenances et à travers celle-ci, une extension de la capacité rationnelle d'intervention du “public”, n'abandonnant ainsi qu'une simple unilatéralité, contraignante, d'appartenance, ou de qualité. Il y a donc, chez le jeune Marx et Dewey, une progression (accusant certaines ressemblances superficielles) vers une identité générique concrète de l'homme démocratique. Mais ces ressemblances ne sauraient néanmoins être exagérées : chez Marx, c'est bientôt la nature essentiellement dépossédante du travail industriel qui fixera, négativement, la condition d'épanouissement concret. L'épanouissement démocratique des facultés de l'homme est rendu impossible du fait de l'établissement de la société en classes et de la division conséquente, réifiante, de l'activité scientifique et inter-subjective que cette société présuppose. Honneth ne voit pas que la prise de conscience ou perception, chez Dewey, par le Public de ce qu'il est ou pourrait être, n'entraîne jamais chez lui l'aperception de son être - de fait, problématique - comme unité synthétique de déterminations hostiles et opposées, dont le rapport fondamentalement conflictuel limiterait précisément cette extension et ce développement humain, virtuellement infinis, mis au crédit de l'idéal démocratique.
[21] Dans Le droit de la liberté, Habermas et Arendt seront rapprochés par un Honneth signalant d'ailleurs la portée et les limites communes d'une telle critique (ou d'un tel pessimisme) anti-consumériste (voir op. cit., p. 430). Dans son texte de 1998, cet éventuel pessimisme culturel habermassien typique n'est, pour le moins, pas mis en valeur. Sans parler de celui de John Dewey.

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