lundi 15 juin 2015

Du bonheur et de l'hédonisme


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Le bonheur reste pour l'hédonisme essentiellement subjectif ; il pose l'intérêt particulier de l'individu tel qu'il apparaît comme le véritable intérêt, et prend sa défense contre toute forme d'universalité. Telle est sa limite : ce qui l'apparente à l'individualisme, produit de la concurrence. Son concept du bonheur ne peut exister qu'abstraction faite de l'universalité. Le bonheur abstrait correspond à la liberté abstraite de l'individu monadique. L'objectivité concrète du bonheur est pour l'hédonisme un concept qu'il ne peut justifier.
 
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Ce dilemme inévitable, auquel l'eudémonisme le plus radical ne peut échapper non plus, fait très justement l'objet des critiques de Hegel : il réconcilie le bonheur particulier avec le malheur universel. Ce qu'il y a de faux dans l'hédonisme ne réside pas dans le devoir incombant à l'individu de chercher, et de trouver, son bonheur dans un monde d'injustice et de misère. Le principe hédoniste en tant que tel s'élève avec force contre ce système et, si les masses pouvaient un jour en être pénétrées, elles ne pourraient plus supporter l'aliénation de leur liberté, et se montreraient récalcitrantes à toute domestication héroïque. Il faut chercher plus loin le principe justificateur de l'hédonisme : dans sa conception abstraite de l'aspect subjectif du bonheur, dans son incapacité à distinguer entre les vrais et les faux besoins, la vraie et la fausse jouissance. L'hédonisme accepte comme donnés et valables en eux-mêmes les besoins et les intérêts des individus. Or, ces besoins et intérêts portent déjà - et pas seulement au moment où ils sont satisfaits - la trace des mutilations, des refoulements, de l'inauthenticité accompagnant le développement des hommes dans la société de classe.

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La limitation du bonheur à la sphère de la consommation, séparée du processus de production, vient renforcer la particularité et la subjectivité du bonheur dans une société où n'est pas réalisée l'union rationnelle des processus de production et de consommation, du travail et du plaisir. Si l'idéalisme éthique a rejeté l'hédonisme en raison de sa subjectivité et de sa particularité fondamentale, il avait de bonnes raisons pour le faire : le bonheur ne réclame-t-il pas, se fondant sur la vocation à la durée et à la croissance qui lui est immanente, que s'abolissent en lui l'isolement des individus, la réification des rapports humains, le caractère fortuit de la satisfaction, et qu'il puisse être compatible avec la vérité ? Mais d'un autre côté, l'isolement, la réification, la contingence sont précisément les dimensions du bonheur dans la société telle qu'elle existe. C'est donc dans la mesure où  il n'est pas vrai que l'hédonisme est dans le vrai : quand il reste fidèle à l'exigence de bonheur, et oppose celle-ci à l'idéalisation du malheur. La vérité de l'hédonisme serait sa réduction à un nouveau principe d'organisation sociale, non à un autre principe philosophique.

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De nombreux instincts ne deviennent faux et négatifs que par les formes fausses qui se trouvent imposées à leur satisfaction, alors que le stade de développement objectif atteint autoriserait leur satisfaction véritable - véritable, dans la mesure où ils pourraient atteindre à ce qu'ils visaient à l'origine : un plaisir sans mélange. C'est la cruauté refoulée qui conduit au terrorisme sadique, le dévouement réprimé qui mène à la soumission masochiste. Si on leur permettait de rester ce qu'elles sont au départ, à savoir des modes de l'instinct sexuel, elles pourraient aboutir non seulement à l'accroissement du plaisir du sujet, mais aussi à celui de l'objet. Elles ne seraient plus liées à la destruction. C'est cette différenciation accrue du plaisir qui est intolérable dans une société ayant précisément besoin de satisfaire ces besoins sous leur forme refoulée. L'augmentation du plaisir entraînerait une augmentation immédiate de la liberté de l'individu : elle supposerait la liberté dans le choix de l'objet, dans la connaissance et la réalisation de ses possibilités, la liberté du temps et du lieu. Toutes ces revendications contreviennent à la loi vitale de la société existante. Le tabou du plaisir est celui qui a été maintenu avec le plus d'acharnement en raison de l'affinité profonde entre le bonheur et la liberté ; il a contribué à fausser l'optique des questions et des réponses jusque dans les rangs de l'opposition historique à l'ordre existant.

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Là où les forces de production ne sont utilisées par la société que sous leur forme diminuée, ce ne sont pas uniquement les formes de satisfaction, mais aussi les besoins qui sont faussés. La fraction de besoins qui dépasse le minimum vital ne s'exprime qu'en fonction du pouvoir d'achat. La situation de classe, en particulier la situation de l'individu à l'intérieur du processus de travail, y est déterminante : c'est elle qui a formé les organes (physiques et intellectuels) et les facultés de l'homme, de même que le cadre de ses revendications. Comme ces besoins ne se manifestent que sous leur forme atrophiée, avec leurs refoulements, pleins de renoncements, d'adaptations et de rationalisations, ils peuvent être satisfaits en règle générale à l'intérieur du cadre social donné. C'est parce qu'ils ne sont pas libres par eux-mêmes que leur satisfaction non libre permet tout de même le sentiment d'un certain faux bonheur. Dans la théorie critique, le bonheur n'a plus rien de commun avec le conformisme et le relativisme bourgeois : il est une partie de la vérité universelle et objective, valable pour tous les individus, dans la mesure où s'y résolvent tous leurs intérêts. C'est seulement dans la perspective d'une liberté universelle rendue possible historiquement que le bonheur réellement éprouvé dans les conditions d'existence antérieures peut être qualifié d'inauthentique. C'est l'intérêt des individus qui s'exprime dans ses besoins, et la satisfaction de ceux-ci est le reflet de cet intérêt. C'est une bénédiction que le bonheur existe encore dans une société régie par des lois aveugles : l'individu peut encore trouver un refuge et ne pas sombrer dans le désespoir. La morale rigoriste vient détruire cette forme précaire ayant permis au sentiment d'humanité de subsister ; toutes les formes d'hédonisme sont, en face d'elle, dans leur droit. Mais c'est seulement aujourd'hui, au moment où le système existant atteint son degré d'évolution le plus poussé, où les forces objectives poussant à une organisation meilleure de l'humanité sont parvenues à maturité, et en relation avec la théorie et la praxis historiques liées à cette évolution, que le bonheur peut devenir l'objet de la critique, au même titre que l'ensemble du système existant.

 (Herbert Marcuse, Contribution à la critique de l'hédonisme, in Zeitschrift für Sozialforschung, VII, 1-2, 1938)


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