lundi 16 février 2015

Des mots, des choses et - entre eux - d'une certaine impuissance féconde...

Un mot, une chose, et derrière eux une échelle de fuite, produit de leur parfaite inadéquation.
L' union est un combat (Étienne Fajon, 1975).


NOTE DU MOINE BLEU

La poignée d'impeccables lignes qui suivent évoqueront immanquablement à nos plus fidèles (et courageuses) lectrices la première partie de l'étude que nous avons consacrée, voilà quelque temps, au travail de Ian Geay (voir en particulier les chapitres intitulés Crise de vers et Tlön-Express)  et dont la suite devrait idéalement bientôt débouler dans le secteur. De Marcuse à Geay, comme on pourra le noter, les références (littéraires) sont souvent les mêmes, quoique les conclusions diffèrent, l'avant-garde du mot renvoyant pour l'un au foisonnement de la vie par l'absence-même des choses qu'il prétend incarner, tandis que pour le second, le mot semble n'éduquer que par la charge morbide - ou mortifère - qu'il recouvre fatalement. Entre les deux, peut-être, une importance variable accordée aux notions de cycle, de mouvement, de dialectique. À vous de voir.

***

« Interpréter ce qui est dans les termes de ce qui n'est pas, confronter les faits donnés avec ce qu'ils excluent, tel a toujours été le souci de la philosophie lorsqu'elle a été autre chose qu'un prétexte à justification idéologique ou qu'un simple exercice intellectuel. La fonction libératrice de la négation dans la pensée philosophique dépend de la reconnaissance de la négation comme un acte positif. Expliquons-nous : ce-qui-est repousse ce-qui-n'est-pas et, ce faisant, repousse ses propres possibilités réelles ; par conséquent, exprimer et définir ce-qui-est dans ses propres termes, c'est déformer et falsifier la réalité. La réalité est autre chose et bien davantage que ce qui est codifié dans la logique et le langage des faits. On entrevoit ici le lien interne qui unit la pensée dialectique et l'effort de la littérature d'avant-garde : la tentative commune de briser le pouvoir que les faits ont sur le monde, et de parler un langage qui ne soit pas le langage de ceux qui établissent les faits, les invoquent sans cesse, et en profitent. Et comme l'empire de ces faits tend à devenir totalitaire, à absorber toute opposition, et à monopoliser l'univers entier du discours, l'effort pour parler le langage de la contradiction apparaît de plus en plus irrationnel, obscur, artificiel. La question ici n'est pas l'influence, directe ou indirecte, de Hegel sur la vraie avant-garde, bien que cette influence soit manifeste chez Mallarmé et chez Villiers de l'Isle-Adam, chez les surréalistes et chez Brecht ; dialectique et langage poétique, bien plutôt, se retrouvent sur un terrain commun.
Cet élément commun est la recherche d'un " langage authentique ", le langage de la négation en tant que le Grand Refus d'accepter les règles d'un jeu dans lequel les dés sont pipés. L'absent doit être rendu présent, parce que la plus grande part de la vérité est en cette absence. Telle est la fameuse déclaration de Mallarmé : 
" Je dis une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets. "
Dans le langage authentique, le mot " n'est pas l'expression d'une chose, mais l'absence de cette chose... Le mot fait disparaître les choses et nous impose le sentiment d'un manque universel et même de son propre manque " (Maurice Blanchot, Le Paradoxe d'Aytre, dans Les temps modernes, juin 1946). La poésie est ainsi le pouvoir " de nier les choses ", le pouvoir même que Hegel revendique, paradoxalement, pour toute vérité authentique. Valéry affirme : " La pensée est, en somme, le travail qui fait vivre en nous ce qui n'existe pas." (Oeuvres, Bibliothèque de la Pléiade, vol I, p. 1333). Il pose la question rhétorique : " Que sommes-nous donc sans le secours de ce qui n'existe pas ? " (ibid., p. 966). Ce n'est donc pas là de " l'existentialisme ", mais quelque chose de plus vital et de plus désespéré : l'effort pour contredire une réalité au sein de laquelle toute logique et tout langage sont faux dans la mesure où ils participent à une totalité mutilée. Le vocabulaire et la grammaire du langage de la contradiction sont encore ceux du jeu truqué (il n'en est pas d'autres), mais les concepts codifiés dans le langage de ce jeu sont définis à nouveau du fait d'être rapportés à leur négation déterminée. »

(Herbert Marcuse, Raison et révolution)

5 commentaires:

  1. Sur "le mot et la chose", il y a quand même le petit poème galant de l'abbé de Lattaignant.
    Mais je ne sais pas s'il est de votre confrérie.
    Catherine

    RépondreSupprimer
  2. L'abbé de Lattaignant, voilà un nom qui me plaît, Sainte Catherine.

    Sinon, tout sauf Mallarmé, Vénéré Moine. Mais je ne peux pas vous expliquer pourquoi son obscurité me déplaît tant.

    A vous.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Une énorme clé, peut-être, en regard d'une toute petite serrure ?
      C'était l'avis de Léon Bloy, entre autres.

      Supprimer
    2. Crénom, vous faites de l'elliptique en plus du corps à corps. Je suis perdu !

      Scutenaire et Renard le pensaient intraduisible, même en français.

      Je vais demander à Léon de quoi il retourne et je reviens.

      Supprimer
    3. La moinesse qui sommeille en chacune aurait volontiers passé le mot au coquin d'abbé, si seulement il lui avait susurré ceci :

      « Madame quel est votre mot
      Et sur le mot et sur la chose
      On vous a dit souvent le mot
      On vous a fait souvent la chose
      Ainsi de la chose et du mot
      Vous pouvez dire quelque chose
      Et je gagerais que le mot
      Vous plaît beaucoup moins que la chose
      Pour moi voici quel est mon mot
      Et sur le mot et sur la chose
      J'avouerai que j'aime le mot
      J'avouerai que j'aime la chose
      Mais c'est la chose avec le mot
      Mais c'est le mot avec la chose
      Autrement la chose et le mot 
      A mes yeux seraient peu de chose
      Je crois même en faveur du mot
      Pouvoir ajouter quelque chose
      Une chose qui donne au mot 
      Tout l'avantage sur la chose
      C'est qu'on peut dire encore le mot
      Alors qu'on ne fait plus la chose
      Et pour peu que vaille le mot
      Mon Dieu c'est toujours quelque chose
      De là je conclus que le mot
      Doit être mis avant la chose
      Qu'il ne faut ajouter au mot
      Qu'autant que l'on peut quelque chose

      Et que pour le jour où le mot
      Viendra seul hélas sans la chose 
      Il faut se réserver le mot
      Pour se consoler de la chose
      Pour vous je crois qu'avec le mot
      Vous voyez toujours autre chose
      Vous dites si gaiement le mot
      Vous méritez si bien la chose
      Que pour vous la chose et le mot
      Doivent être la même chose
      Et vous n'avez pas dit le mot
      Qu'on est déjà prêt à la chose
      Mais quand je vous dis que le mot
      Doit être mis avant la chose
      Vous devez me croire à ce mot
      Bien peu connaisseur en la chose
      Et bien voici mon dernier mot
      Et sur le mot et sur la chose
      Madame passez-moi le mot
      Et je vous passerai … la chose »

      Quant à la « sainte », c'est une autre paire de manches pour l'encanailler, quoique !

      Supprimer