lundi 27 octobre 2014

Entretien avec André Danet (2) Imaginaire social et sources problématiques de l'idée de Progrès



- Le Moine Bleu : Dans sa Philosophie de la Renaissance, évoquant Francis Bacon, Ernst Bloch en vient à définir l'attitude philosophique - radicalement nouvelle - de son époque vis-à-vis de la Nature et de la Connaissance, le temps de Bacon correspondant typiquement, d'après Bloch, à celui de «l'élan du jeune capitalisme victorieux, quittant le stade du capitalisme commercial, et s'engageant dans l'ère du capitalisme industriel». Pour ce nouvel esprit conquérant, explique Bloch, «il n'existe pas de vérité, de connaissance en soi. Toute connaissance doit profiter à l'homme, c'est-à-dire qu'elle doit servir à instaurer sur terre le regnum humanum, le "règne de l'homme", le bonheur pour tous. C'est là l'ultime fin de ce qu'on a appelé l'"utilitarisme" de Bacon : pour Bacon, la mise en place, grâce à la "science", d'une vie plus facile et plus heureuse, libre de corvées, de travail, de détresse, de pressions, d'incidents, de maladie, de coups du destin, équivaut à une transformation, à une amélioration du monde (...). Le mouvement fait son entrée, au sens propre du terme, dans la comptabilité, mouvement qui s'exprime par l'espoir naïf, dont l'écho est encore sensible au XVIIIème siècle chez Adam Smith, que ce mode économique apportera au plus grand nombre d'humains le plus de bonheur possible. Or, pour réaliser ce projet, il faut connaître les causes des lois naturelles, il faut pouvoir forcer la nature à se mettre au service du regnum humanum. Pour Bacon, cela veut dire : se rendre maître du monde, exercer son pouvoir sur les choses, transformer les objets pour qu'ils nous servent (...). Ainsi naît une nouvelle magie qui s'oppose à la magie ancienne. Certes, la magie de jadis entendait aussi transformer le monde, mais par des moyens absurdes ; pour surmonter cette magie absurde, Bacon fait appel à la technique. Le mot "technique" était à cette époque un mot magique entièrement nouveau et tout n'avait qu'un but : fonder la technique.»

L'apparition de l'idéologie du progrès, tout au moins son essor décisif, daterait ainsi de cette période comme, avec elle, une volonté prométhéenne de mathématisation généralisée, de réduction quantitative du monde faisant alors la gloire - authentiquement révolutionnaire et séditieuse face à la qualité traditionnelle, de type mythique-cléricale - d'un Spinoza, par exemple. N'existerait plus que ce qui serait susceptible d'être compris en termes mathématiques, autrement dit soumis à un esprit humain désormais tout entier rapproché, en sa substance même, de la terminologie en question. Laquelle aurait donc, dans ce contexte général de capitalisme conquérant, partie liée dès l'origine avec un projet fondamental d'arraisonnement du monde (selon l'expression célèbre d'un petit fonctionnaire philosophique national-socialiste), c'est-à-dire, en effet, la mise en service totale de l'univers, de la Nature comme corollaire direct de leur compréhension, de leur aperception
«rationnelle». Or, dans le chapitre 11 de ton livre («Des anticapitalismes qui n'en sont pas»), parlant du mouvement dit des «décroissants», tu écris ceci : «S'interdisant [la] voie révolutionnaire, les décroissants misent alors sur l'abolition de "l'imaginaire capitaliste" pour résoudre les contradictions que comporte leur projet de société. Mais ce concept a comme principal défaut que chacun y met ce qu'il veut, y compris ce qu'il y a de plus trivial et de plus fantasmatique. D'autre part, ce qui devrait figurer en priorité dans sa définition, les catégories fétichistes de l'économie bourgeoise (la forme-valeur des produits du travail, l'argent, le travail salarié, le capital, l'intérêt) n'est jamais retenu comme caractéristique de cet imaginaire, tandis que ce à quoi ils donnent une large place (la conception utilitaire réduisant la nature à l'état de moyens pratiques, l'idéologie progressiste), n'est pas propre au capitalisme.» 
Et tu donnes, de cela, immédiatement après, une poignée d'exemples historiques concrets, lesquels nous ont quelque peu étonnés. Pourrais-tu, s'il te plaît, revenir un peu là-dessus ?


- ANDRÉ DANET : Il ne s’agit pas de contester la place occupée par la science moderne dans les idéologies progressistes, mais, d’une part, de nier que tout progressisme se réduit à un scientisme, d’autre part, d’insérer leur critique dans la critique de la raison historique telle qu’elle fut illustrée par Kostas Papaioannou dans La consécration de l’histoire. Lorsque j’ai commencé ce livre, en 2009, un des sujets qui me tenait à coeur, que je voulais mieux comprendre, était celui de la rupture dans notre vision du monde introduite par l’instauration d’une société post-capitaliste, et des obstacles à un changement révolutionnaire que cette rupture pouvait ériger.
La perspective historique tracée par la bourgeoisie au début de son avènement politique n’était pas gaie : lorsque l’Esprit hégélien aborde les rives du Savoir absolu, la mélancolie l’étreint. « Notre culture n’est justement pas caractérisée par un débordement de vie et notre esprit et notre âme ne peuvent plus retrouver la satisfaction que procurent les objets animés d’un souffle de vie », note Hegel.
La rupture historique introduite par le communisme voudrait être une renaissance. Mais cette rupture s’accompagne d’une rupture intérieure, non seulement au sens d’une libération, d’une fin des aliénations, mais aussi au sens d’un abandon de ce qui nous structurait, et de l’émergence, au cours de la reconstruction sociale, d’un nouveau sens de la vie. Dans les dernières décennies, divers courants anti-capitalistes ont soutenu l’idée que le sujet révolutionnaire n’est pas le prolétariat, que la révolution doit plutôt se concevoir comme processus avançant par étape ou par élargissement de sa base sociale, et que les obstacles à sa réalisation sont dans notre conscience : imaginaire capitaliste imprégnant tous les esprits (consumérisme, productivisme, progressisme...), formatage des individus, idéologies politiques.
Que le prolétariat soit ou non par nature révolutionnaire n’est pas la question : sans le prolétariat, il ne peut pas y avoir de révolution, c’est la révolution qui par nature est prolétarienne. Mais même si on ne partage pas les idées de ces anticapitalistes sur le sujet révolutionnaire et sur la force qu’ils accordent à ces obstacles psychologiques, je me disais qu’on peut bien admettre que ce qui nous constitue, ce qui nous structure, ce qui fonde notre vision du monde, oppose une résistance au changement. Mais ce «totem» intérieur est-il façonné uniquement par ce qui appartient en propre au capitalisme ? En fait, certaines des caractéristiques qu’ils lui attribuent et qu’ils dénoncent se trouvent, sous une autre forme, dans les premiers temps du christianisme (le progressisme) ou du judéo-christianisme (la conception utilitaire réduisant la nature à l'état de moyens pratiques, la place accordée à l'histoire). Et selon Kostas Papaioannou, ce qui caractérise la civilisation occidentale, c’est la place occupée par «l’historicité» dans la «structure de notre caractère». Il faudrait donc élargir la réflexion à ce qui, sans être une spécificité du capitalisme, contribue à notre façonnement. D’où le renvoi à ces exemples dans mon livre.

L'idée de progrès a été introduite dans la philosophie par les chrétiens des premiers siècles de notre ère.  Au tournant des 4ème et 5ème siècle, Prudence considérait que «la vie de l’homme, enrichie par de lents progrès, se développe sans cesse et profite d’une longue expérience». Comme la vie de l’homme qui passe par différents âges, «c’est par de tels degrés que le genre humain a mené, à travers des époques différentes, une vie changeante ; c’est ainsi qu’à son berceau, inintelligent et penché sur la terre, il a vécu comme une bête ; puis, enfant, son esprit s’éveilla ; désormais il fut apte à apprendre les métiers et les arts ; la nouveauté du monde, si pleine de variété, l’instruisit. Ensuite, gonflé d’ardeurs criminelles, il se développa au cours d’années passionnées, jusqu’à ce qu’il mûrit sa vigueur et affermît ses forces. Le temps est venu pour lui de prendre goût aux choses de Dieu, dans la sagesse de son esprit calmé, maintenant qu’il est capable de s’intéresser passionnément aux mystères, et de s’appliquer enfin à son salut éternel» (dans Contre Symmaque, II, 315-335). 
Dans cette représentation du monde, au commencement, l’homme est trop engoncé dans la matière, trop ignorant, pour recevoir la Vérité. C’est l’oeuvre pédagogique de Dieu qui l’élève progressivement jusqu’à elle. De même, l’unification du monde sous la Loi romaine sera comprise comme l’étape historique nécessaire pour prédisposer les âmes à accueillir l’Évangile : «Les peuples avaient des langues différentes, les royaumes avaient des civilisations discordantes. Dieu voulut les réunir ; il décida de soumettre à un seul empire toutes les nations civilisées, de leur faire porter les liens sans rudesse d’un état où régnât la concorde, afin que l’amour de la religion s’emparât des coeurs des hommes, déjà unis : car il n’y a pas d’union digne du Christ, si un esprit unique n’associe intimement les nations… Des lois communes les ont rendus égaux, les ont assemblés sous le même nom, et, après les avoir vaincus, les ont rangés dans des liens fraternels. On vit dans des contrées de toute espèce absolument comme si l’on était des citoyens de même sang, abrités par les remparts de la même ville natale ; et nous sommes tous unis par le culte du même foyer ancestral… Car aujourd’hui les sangs se mélangent et une race unique s’élabore, où interviennent tour à tour tous les peuples. Cela s’est fait grâce aux succès si éclatants, grâce aux triomphes de l’empire romain. Dès lors, crois-moi, elle est prête pour l’arrivée du Christ, la voie que depuis longtemps a préparée, sous la direction de Rome, notre paix, notre concorde publique… Viens donc, ô tout puissant, descends sur la terre où règne la concorde ! Désormais le monde t’accueille, ô Christ, le monde dont la Paix et Rome maintiennent l’étroite unité.» (Contre Symmaque, II, 586-636).
Une dizaine d’années après ce discours triomphalement optimiste, le visigot Alaric 1er mettait Rome à sac, annonçant la ruine prochaine de l'Empire romain d'occident.

Cette tendance progressiste des premiers chrétiens leur servait pour affirmer la supériorité de leurs croyances sur toutes les autres et pour expliquer ses dogmes (pourquoi la Loi que Dieu avait donnée à Moïse devait-elle être «améliorée» ? Pourquoi avait-il fallu tant de siècles de malheur avant que Dieu ne veuille racheter les hommes par le sacrifice du Christ ?). Elle n'était et ne pouvait être fondée sur rien de rationnel : c’était un pur sophisme, permettant de tirer argument de la seule nouveauté pour juger de la supériorité de la vérité chrétienne. Ce qui ne doit pas faire oublier que la christianisation de l’empire romain s’est réalisée par des moyens nettement moins spirituels (conversion des empereurs par intérêts politiques et sur fond de crimes de palais, basses manoeuvres, violences entre sectes chrétiennes et contre les cultes païens)...

Mais finalement mon enthousiasme pour le livre de Papaioannou m'a éloigné de ma question initiale, et, dans l’idée d’une réécriture de ce livre, c'est dans une critique du concept d’imaginaire social que je chercherais une réponse.
Les décroissants misent sur l’abolition de «l’imaginaire capitaliste» pour résoudre les contradictions que comporte leur projet de société. Mais ce concept a comme principal défaut que chacun y met ce qu’il veut, y compris ce qu’il y a de plus trivial et de plus fantasmatique. Selon Serge Latouche, «sans la perspective de la consommation de masse, les inégalités seraient insupportables, [… elles] ne sont acceptées que provisoirement parce que l’accès aux biens des privilégiés d’hier devient général aujourd'hui et que ce qui constitue encore le luxe des uns sera accessible à tous demain. Les sociétés antiques, moins rongées par l’économie, ignoraient largement cette forme ravageuse d’envie» (dans Le pari de la décroissance, p. 267.). Le souhait et l’illusion d’une proximité avec les privilégiés est peut-être vrai pour les classes moyennes supérieures, mais cette analyse se trompe à la fois sur le luxe et sur les pauvres : qui ne voit que dans la société de classes, le luxe est inséparable du pouvoir, que l’exercice du pouvoir (économique, culturel, politique) est un élément du luxe, et que dans cette société, les sphères du pouvoir sont inaccessibles au plus grand nombre ? Qui se leurrera au point de croire qu’en possédant les produits high-tech d’aujourd'hui, il sera mieux loti que les puissants d’hier ? Qui ira croire qu’accéder à un plus grand confort équivaut au luxe d’échapper au travail salarié ? Le productivisme, le renouvellement incessant des produits, le rôle économique du gaspillage, le saccage de la planète, résultent non d’un «imaginaire social», mais des contraintes économiques propres à un système marchand pleinement développé. Et je ne pense pas que ce soit la force de cet imaginaire qui fasse obstacle à une sortie émancipatrice du capitalisme. La crise multiforme actuelle (économique, écologique, sociale et politique) conduisant à s’interroger sur «ce que pourrait être un monde qui n’aurait pas trouvé les moyens de perpétuer sa fuite en avant planétaire dans une croissance perpétuelle», l’économiste Daniel Cohen répondait qu’après avoir connu «un monde de croissance continue», la population pourra difficilement se résigner à une stagnation économique : «ce qui rend heureux est la perspective de croissance. Je ne crois pas que l’on puisse s’en passer». De plus, selon lui, «la possession de biens matériels» joue un rôle difficilement remplaçable dans la satisfaction de notre besoin de «distinction sociale» (Le Monde, 8 décembre 2009). Contrairement à ce qui se passe dans la société capitaliste, aucune nécessité économique n’impose la transformation en permanence et de fond en comble de la société communiste, la vie n’y prend pas son sens dans une projection permanente dans un au-delà de la production existante. Pour celui qui ne conçoit pas la vie sans progrès économique, la disparition de celui-ci ne peut que laisser un sentiment de vide. Mais, quand bien même on ferait abstraction des mille injustices, des mille nuisances et des mille souffrances qui accompagnent ce progrès, cette conception du bonheur comme bonheur consumériste ne peut qu'apparaître bien dérisoire. À la question de savoir ce qu’est l’essence de l’homme, Feuerbach répondait : «la raison, la volonté, le coeur. … L’homme existe, pour connaître, pour aimer, pour vouloir. Mais quel est le but de la raison ? La raison ! De l’amour ? L’amour ! De la volonté ? La liberté du vouloir ! Nous connaissons pour connaître, nous aimons pour aimer, nous voulons pour vouloir, c’est-à-dire pour être libres… Vrai, parfait, divin est seulement ce qui n’existe que pour soi-même. Tels sont l’amour, la raison, la volonté». 
Ici, le bonheur réside dans le sentiment de la plénitude de l'être, dans la richesse de la vie spirituelle, dans la contemplation de la beauté du monde, et dans l’absence de tout au-delà : «Aussi loin que ton être, s’étend ton sentiment illimité de toi-même, aussi loin qu’il s’étend, tu es Dieu...» (Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme, librairie F. Maspero, 1968, pp. 119, 125).

Dans le cadre de l’économie de marché, le principal obstacle à une politique de défense de l’environnement n’est pas dans l’«imaginaire capitaliste», mais dans cette économie et dans sa crise, tout approfondissement de celle-ci, comme toute situation de grande pauvreté, faisant passer au second plan, derrière les questions sociales et les questions de survie au jour le jour, les préoccupations de survie de l'espèce humaine.
Chaque société a des formes de pensée et des valeurs culturelles qui lui sont propres. Mais la particularité de la société capitaliste tient à la façon dont ce qu’il y a de plus abstrait dans ce qui nous structure, dont les catégories élémentaires de notre faculté de penser, ainsi que nos idéaux sociaux, est déterminée par les pratiques économiques, par un système de contraintes économiques objectives opérant indépendamment de notre volonté. La notion que nous avons du temps comme «temps absolu, vrai et mathématique qui s’écoule de façon égale, sans aucun rapport avec quoi que ce soit d’extérieur à lui» (Isaac Newton, cité par Moishe Postone, dans Temps, travail, et domination sociale, p. 300), notion qui nous semble si naturelle, est historiquement unique, son origine est à chercher dans la préhistoire du capitalisme, à la fin du moyen-âge. Les valeurs d’universalité et d’égalité formulées par les révolutions bourgeoises des 17ème et 18ème siècles sont elles aussi historiquement déterminées et elles portent les traces de leur origine :  «Cette forme d’égalité historiquement constituée a un double caractère. D’un côté, elle est universelle : elle établit une norme commune entre les hommes. Mais d’un autre côté, elle le fait sous une forme abstraite de la spécificité qualitative des individus particuliers ou des groupes particuliers […] L’universalité et l’égalité ainsi constituées ont des conséquences sociales et politiques positives ; toutefois, parce qu’elles entraînent une négation de la spécificité, elles ont aussi des résultats négatifs» (M. Postone, op. cit., p. 243). De même, «dans la société déterminée par la marchandise, l’individu moderne est historiquement constitué - c’est un être délié des rapports personnels de domination, d’obligation et de dépendance, un être qui n’est plus ouvertement enchâssé dans une position sociale fixée de façon quasi naturelle [l’esclave, le serf…] et qui est ainsi, en un sens, autodéterminant. Mais cet individu “libre” est confronté à un universel social de contraintes objectives abstraites qui fonctionnent comme des lois» (Ibid., p. 244.). 

Les idées d’historicité, de progrès, qui ne sont certes pas propres à la société capitaliste, sont également remodelées, réinterprétées par elle. Dans L'institution imaginaire de la société, niant l’autonomisation de l’économie dans la société capitaliste, Cornélius Castoriadis s’opposait à l’idée que l’«imaginaire social» propre à cette société soit déterminé par ses pratiques économiques : bien au contraire, selon lui, «l’imaginaire […] est création incessante et essentiellement indéterminée (social-historique et psychique) de figures / formes / images, à partir desquelles seulement il peut être question de “quelque chose”»
Dans la société capitaliste comme dans les autres sociétés, ce serait les «significations imaginaires sociales» qui dirigeraient et orienteraient «toute la vie de la société» (Cornélius Castoriadis, Les significations imaginaires, in Une société à la dérive, éd. du Seuil, poche, p. 88.). Cette théorie reposait sur une réfutation de la critique économique marxienne, selon lui clairement établie par l’échec des prédictions de Marx : une longue période de progrès économique «prouvait» que les «contradictions» qui devaient faire éclater le système avaient été résolues «à l’intérieur du système (L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 25.), et que l’interventionnisme d’État mettait fin à l’anarchie du marché. Or, l’aggravation continue de la crise depuis quarante ans a démenti les conclusions ainsi tirées de la prospérité des décennies d’après-guerre. Au sortir de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis considérait que les luttes pour une nouvelle forme d’organisation sociale devaient suivre une toute autre voie que celles empruntées par les mouvements révolutionnaires du passé. S'accordant avec lui sur cette idée, les décroissants et les autres anticapitalistes dont il est ici question pensent trouver de nouveaux moyens d’actions dans l’émergence d’un imaginaire opposé à l'«imaginaire capitaliste», dans des «représentations symboliques qui entraîneraient l’adhésion». Mais le premier obstacle à une sortie du capitalisme n’est pas dans la faiblesse actuelle de la diffusion de cet imaginaire anticapitaliste, il est dans la pauvreté de l’outillage théorique appliqué à la critique du capitalisme et à l’explication de la crise. Ce qui devrait toujours être mis en avant, c’est l’idée que le capitalisme a atteint ses limites, que quels que soient les dirigeants, bons ou méchants, compétents ou non, la crise ne pourra que s’aggraver, et que mettre fin au capitalisme, c’est mettre fin au marché. 
Au lieu de cela, cette critique de l’«imaginaire capitaliste» ne s'attaquant pas aux fondements économiques de la crise, elle entretient l’idée erronée que la société de marché pourrait être mise au service du bien commun, de buts écologiques et sociaux démocratiquement concertés. Et en faisant porter la responsabilité de la situation actuelle sur quelques dirigeants, c’est le refus d’affronter les limites atteintes par l’économie capitaliste qui est manifesté («ce n’est pas la malfaisance de quelques possédants et chefs qui crée seule le malheur du plus grand nombre», c'est aussi et surtout la dynamique autonome de l'économie marchande).
Mais cette représentation illusoire des causes de la crise est d’autant plus difficile à combattre qu’elle repose sur des bases réelles. Les luttes sociales (luttes écologiques contre de puissants intérêts économiques, de puissantes entreprises, luttes associatives, luttes syndicales, luttes des partis ouvriers) nourrissent un imaginaire (au sens de représentation du monde socialement déterminée) qui réduit le capitalisme à la domination de classe, et qui oppose les valeurs positives des classes dominées (démocratie, culture, liberté, égalitarisme, solidarité, internationalisme, protection de la nature) à l’égoïsme et aux politiques mortifères des classes dirigeantes. 
Et cet imaginaire fait d’autant plus obstacle à la diffusion de la théorie de la dynamique autonome du capitalisme, qu’il valorise les classes dominées en les opposants aux classes dominantes. Or, pour supprimer le capitalisme il ne suffit pas de supprimer cette domination de classe. Pour les anticapitalistes qui s'en tiennent au projet d’une réappropriation de l’économie marchande, d'une économie de marché mise au service du bien commun, tout échec de celui-ci (et il ne peut qu’échouer) ne peut alors être expliqué que par la persistance d’intérêts opposés à sa réalisation. D’où le danger d’un glissement d’une position de défense des valeurs universelles, vers la recherche irrationnelle (car sans fondement théorique solide) des «responsables», et vers la décomposition du mouvement social en mouvements réactionnaires.
Le rôle de la théorie dans la prochaine révolution sera crucial. On a souvent souligné que, contrairement aux révolutions bourgeoises, la fin du capitalisme ne peut se concevoir comme dépassement linéaire et automatique de la société actuelle : l'instauration de la nouvelle société requiert son élaboration consciente et concertée par les masses populaires. Et dans notre époque, on voit l’importance que devrait jouer l’explication théorique des divers visages de la crise dans cette prise de conscience révolutionnaire : «La bourgeoisie est venue au pouvoir parce qu’elle est la classe de l’économie en développement. Le prolétariat ne peut être lui-même le pouvoir qu’en devenant la classe de la conscience» (Guy Debord, La société du spectacle, thèse 88). Mais vouloir préciser ce que sera l’«imaginaire» futur relève d'une autre problématique. Quand on observe la profondeur des changements opérés dans nos manières de penser par la société bourgeoise par rapport à la société féodale, on ne peut que douter de notre capacité à prévoir quelles transformations elles subiront dans une nouvelle société. Cela ne doit toutefois pas nous conduire à négliger les diverses tentatives visant à mettre sur pied dès maintenant de nouvelles formes de vie, que celles-ci prennent la forme consciemment élaborée de contre-sociétés, ou qu'elles suivent des cheminements souterrains. Ici aussi, la théorie tient un rôle majeur : elle établit si ces nouvelles valeurs, nouvelles normes, nouvelles relations entre êtres humains, traduisent un mouvement d'émancipation à l'égard du capitalisme, et elle précise à quelles conditions elles peuvent ébranler la société présente. Pour  Castoriadis, «une nouvelle société ne peut effectivement naître que si, en même temps et du même mouvement, de nouvelles significations apparaissent». Il critiquait les mouvements pacifiques de son époque qui, sous une apparence d’activisme politique progressiste, auraient renforcé l’organisation sociale dominante (Une société à la dérive, pp. 116 et 119), voyait dans le mouvement des femmes un mouvement «vers et pour l’autonomie», créateur «de nouvelles normes, ou en tout cas de contestation et de destruction des anciennes normes qui tend en même temps vers une création positive » (Ibid., p. 117). Moishe Postone analyse lui aussi ce mouvement comme une tentative de surmonter certaines contraintes caractéristiques de la société capitaliste, mais il ne s’arrête pas à ce constat. Il pointe ce contre quoi ce mouvement a à lutter : « l'antinomie, liée à la forme sociale de la marchandise, d’un universalisme homogène-abstrait et d’une forme de particularisme qui exclut l’universalité »  (op. cit., p. 245.). Ainsi, l’analyse de Postone précise à quelle condition ce mouvement peut réaliser les tendances dont il est porteur : sa visée émancipatrice particulière ne peut être pleinement satisfaite que par la satisfaction de tous les autres mouvements émancipateurs, c’est à-dire par la suppression de la marchandise. 
L’obstacle le plus important à une sortie du capitalisme, obstacle qui n’est d’ailleurs jamais reconnu comme tel par les décroissants, c’est le fétichisme des catégories de l’économie bourgeoise (la forme-valeur des produits du travail, l’argent, le travail salarié, le capital, l’intérêt…) : et si tel est le cas, ce n’est pas tant pour des raisons «imaginaires», que parce que la fin de ces catégories soulève des problèmes d’autant plus difficiles à résoudre, que la production est divisée internationalement, concentrée dans d’énormes entreprises, et a atteint un haut degré de technicité. Mais ces difficultés ont leurs solutions dans un mouvement révolutionnaire international, impliquant une grande partie de la population et ayant fait sien cette analyse de la crise.

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