dimanche 3 août 2014

Munich

 
Max Beckmann et Otto Dix (par eux-mêmes).

L'Allemagne est le pays de la philosophie spéculative et des trains qui arrivent à l'heure, quelle que soit la nature particulière de leur chargement. Une simple expédition ferroviaire à vocation culturelle permet de prendre conscience d'une telle - double - détermination. Le visiteur français en route, par exemple, pour Munich, à fin de jouir dans cette localité d'un certain nombre d'installations artistiques plus ou moins éphémères (nous ne parlons pas ici du château de Nymphenburg, quoi que...) se trouve ainsi stupéfié d'apprendre, dès son irruption dans telle voiture n°117 - d'allure pourtant extrêmement prosaïque - de la très efficace et ponctuelle Deutsche Bahn que : l'«Aufhebung der Türblockierung nur im Notfall benutzen», autrement dit que le déblocage des portes n'est à utiliser qu'en cas d'urgence. L'Aufhebung, dépassement universel dans la conservation, étant désigné, chez Marcuse, pour ne citer que lui, comme «le mouvement dissolvant de la Raison» (dans Raison et Révolution), s'ensuivrait-il de là que l'attaque des trains allemands à l'acide serait légitime ? C'est sans doute à l'encontre de telle menace philosophique fleurant bon son terrorisme anarcho-autonome que patrouillent régulièrement des unités de police dans les engins de la Deutsche Bahn, les sympathiques agents de celle-ci allant jusqu'à vous réveiller parfois, au beau milieu de la nuit, à coups de lampe-torches dans la gueule, histoire de vérifier que Alles ist in Ordnung. De même, pour dissuader les fraudeurs et trimardeurs éventuels, le nombre des lits se trouve savamment  pré-agencé dans les compartiments. Au moyen d'une clé spéciale dont ne disposent que les contrôleurs, la couchette du milieu est ainsi rapprochée selon les cas de la couchette supérieure, jusqu'à interdire à quiconque de s'y coucher et reposer. Nonobstant le risque de mécontenter un bourgeois possesseur parfaitement régulier de ticket mais oublié par l'informatique (et alors, branle-bas de combat interminable secouant tout le convoi), tout cela est parfaitement sérieux et étudié. Et comme on le constate aisément, l'Aufhebung de déblocage ne constitue donc point ici le procès interne d'une situation ni même d'un objet : elle appelle une intervention extérieure, celle du contrôleur, en l'espèce. Cela, Hegel ne l'avait sans doute pas conçu de manière aussi précise. Ni aussi détaillée. Admirable pays.
L'arrivée à Munich provoque bien d'autres surprises. La ville est calme, paisible. Des jardins, immenses, s'y succèdent. Pas trace de stress,  de pollution ni de conflictualité sociale. Les riches y pullulent, dans la quiétude bienheureuse des élus. Villiers de l'Isle-Adam, de passage wagnérolâtre en 1869 et 1870, s'enthousiasmait bruyamment de l'absence notable d'uniformes de police : Il n'y a pas de sergents de ville à Munich, écrit-il à l'époque, et l'on peut y crier tant qu'on veut
Voire. Les états staliniens efficaces exhibent fort peu leur soldatesque spectaculaire, de sorte que quand on la voit vraiment surgir, le choc de la nouveauté joue à plein, dans le sens d'une terreur accrue. Voir les flics débouler signifie que vous êtes vraiment mal. Le pauvre Villiers ajoutait, se voulant ironique, et en substance, qu'on constatait dans cette métropole une absence de crimes, de viols et de délits très inquiétante pour son avenir civilisé. Le caractère «psychogéographique dans l'agonie» aperçu chez lui par Debord et ses amis, se trouve ici pleinement vérifié : mais s'agirait-il de l'agonie chez Villiers de ses propres conscience et intelligence des situations, ou de l'agonie de la ville elle-même - Munich, en l'occurrence - capable d'entraîner à son sujet semblable impression et commentaire ?
Que Munich soit une ville reposante, que nous ayons nous-mêmes parfois besoin de repos est indéniable. Que ces états et besoins annoncent cependant l'encéphalogramme plat et la mort clinique l'est hélas ! tout autant. C'est ce caractère funèbre et hypocrite du calme munichois - et bourgeois - que fustigeait, bien après Villiers, Grisélidis Réal, laquelle se prostitua longtemps dans cette ville (désormais paradis bio, équitable et solidaire), qu'elle apprit à haïr très convenablement. Paix entre nous, guerre aux tyrans ! dit une chanson révolutionnaire. Disons simplement qu'à Munich, ils sont en paix entre eux, et voilà tout. Comment demeurer ici autre chose que des étrangers, certes momentanément détendus et charmés... ?



Toujours est-il que certaine exposition par nous céans visitée, baptisée Mythos Welt, et sise à la Kunsthalle du 8, Theatinerstrasse jusqu'au 10 août prochain vaut le passage, sans pour autant rien révolutionner, certes. Comment néanmoins bouder son horreur devant l'assaut, pris sur le vif pour l'éternité (ci-dessus), des commandos dixiens sous les gaz, déjà aperçu voilà quelques mois au cours de l'exposition controversée De l'Allemagne, à Paris, et devant tant d'autres dessins, croquis, eaux-fortes... semblablement émanés de l'Enfer.
Il y a du Jünger dans l'approche esthétique de Dix. Ce fils d'ouvrier fondeur, venu à l'Art par le compagnonnage, se jette en effet en 1914 dans la guerre comme ce dernier, avec une sensation de libération, la sensation d'enfin, hors la pression du conformisme bourgeois ambiant, respirer à son aise dans les vapeurs de chlore ou d'hypérite : «C'est pour ça que je suis parti à la guerre... déclarera-t-il en 1963. Je voulais voir par moi-même comment un homme peut s'écrouler tout à coup à mes côtés, et mourir, avec une balle qui le frappe en plein milieu. J'ai vécu tout cela, et c'est ce que je voulais. On ne peut donc pas dire que je suis un pacifiste, n'est-ce pas ? Peut-être était-ce de la curiosité... Voyez-vous, je suis si réaliste que je dois voir tout de mes propres yeux, afin de me convaincre de cette réalité... C'est la raison pour laquelle je suis parti pour la guerre en me portant volontaire...» (dans Le Disque Dix, aux éditions Erker, St Gallen). Il précisera ailleurs, décrivant le champ de bataille en des termes que n'eût pas reniés l'auteur des Orages d'Acier : « Les trous d'obus dans les villages expriment une rage élémentaire. Tout ce qui est à proximité semble subir la dynamique de ces trous symétriques et formidables. Ce sont les orbites de la terre, où rampent des lignes douloureuses. Plus personne ne peut prétendre qu'il s'agit encore de maisons. Ce sont des  êtres vivants d'un genre particulier, avec des lois et des modes de vie qui leur sont propres. Ce sont des trous avec des pierres qui gisent et des squelettes. La beauté qui s'exprime ici est rare, unique même» (Otto Dix, cartes postales du front, début 1916, Kunstgalerie Gera).
Le rapprochement entre le prolétaire Dix et le bourgeois Beckmann  (objet formel de cette exposition) à l'occasion de ce premier conflit mondial et - pour le présenter, une fois encore, en termes jüngeriens - de l'expérience intérieure (Innere Erlebnis) que l'ignoble boucherie constitua communément pour eux, n'est évidemment pas que graphique. La section, toutefois, consacrée à l'immédiat après-guerre de 14, qui est la plus impressionnante, réunit étonnamment leurs manières, montrant les chairs retournées et boursouflées des gueules cassées (l'épouvantable Transplantation de Dix, l'Enfant aux allumettes de Beckmann, la série cauchemardesque de ce dernier incluant Les idéologues, La nuit, Le martyre, etc, ou le très sarcastique Erinnerung an die grosse Zeit de Dix : «Souvenir des temps glorieux»...), des cannes d'aveugles et d'infirmes, des détails sanguinolents et grotesques tirés de morgue de campagne (Beckmann, voir ci-dessous) ou de scènes de crimes sexuels (les divers Meurtres sadiques dixiens de 1922, dont il est rappelé que l'un d'eux orna longtemps les murs de sa propre cuisine, avec des cabots galeux s'y enfilant volontiers au bas d'un lit où pourrit lentement quelque corps de femme précautionneusement éviscéré). L'Allemagne d'après 1918 se trouve peuplée de monstres, de mendiants, d'infirmes, de gosses tenaillés par la faim autant que la violence bestiale des survivants amputés et rieurs qui les martyrisent. Une barricade dantesque exhibe son chapelet d'intestins de cadavres. La folie règne, la folie des femmes, en particulier (La folie, de 1925, terrifiante mais moins éprouvante que La folle de Sainte Marie-à-Py de 1924, commençant de se masturber le visage tordu d'un rictus, agenouillée devant son bébé qui répand, lui, sur le sol d'une maison ravagée, sa cervelle, après un bombardement... Celle-là, l'exposition de Munich ne la présente pas, nous l'avions vue ailleurs, au temps lointain de notre adolescence). Le désordre, cependant, du désir n'est pas incriminé. Dix ne fait pas de procès en moralité. C'est là, peut-être, une nuance séparant les deux artistes : le désir libidinal, tel que croqué chez les outlaws dont il s'occupe - les marins, notamment - semble chez Dix davantage relever d'une humanité maintenue en dépit de tout, que chez Beckmann, lequel n'en use plutôt, à notre impression, que comme énième ressort comique ou désespérant.  Les chiens se reproduisent malgré tout,  on l'a dit, les hommes dixiens cherchent instinctivement le corps des femmes parmi les ruines. Les grossesses absurdes et laides des femmes (sa Schwangeres Weib de 1919, sa Schwangerschaft de 1922 : le ventre rond d'une vieille dominant les restes noircis et décomposés de son mari) n'en sont pas moins symboliques autant qu'émouvantes (L'Annonciation, de 1921). La continuité du désir renvoie à celui - le désir -  que les cycles humains se perpétuent, plutôt - chez Dix - à la constatation étrangement satisfaite qu'ils le font, en quoi s'annonce déjà son christianisme, bientôt de plus en plus précisé. Quoique le besoin sous l'empire duquel il crée soit formellement dénué de morale, sans phrases ni révolte (en quoi Dix se distingue évidemment tout autant de Grosz,  rencontré vers 1920), il n'est pas sans classe, et la nécessité qu'apparaisse l'horrible demeure chez lui essentiellement collective et massive. Cette violence d'apparaître le triture. Elle le concerne. Il la sert donc et se sert donc soi-même ainsi que ses modèles et figures, sans justification mais avec une visible empathie :  «Aucun homme ne veut voir cela. Qu'est-ce que tout ceci veut dire, ces vieilles putains, ces vieilles femmes flétries et tous les soucis de l'existence... Aucun homme n'en éprouve du plaisir. Aucune galerie ne veut l'accrocher. Pourquoi peins-tu surtout cela ? Désolé. Je suis précisément un prolétaire souverain, n'est-ce pas et j'ai le droit de dire : voilà ce que je vais faire ! Je ne sais pas moi-même à quoi cela sert. Mais je le fais. Parce que je sais que ça s'est passé comme ça» (Disque Dix, op. cit., 1963). 
L'évolution ultérieure est encore rigoureusement jüngerienne. Mis à l'écart, notamment de ses fonctions universitaires (comme Beckmann) par le Troisième Reich, pour décadence et défaitisme, Dix gagne peu à peu, dans les années trente, un exil intérieur picturalement nourri de ces paysages et grandes natures autrefois présentés par l'exposition De l'Allemagne (déjà citée) comme témoignant d'une forme de dissidence symbolique (ses Falaises de marbre à lui, en quelque sorte). Difficile à admettre ou à contester franchement. Reste que sa manière, alors, nous touche beaucoup moins, et il en sera de même pour la période approchant la seconde guerre (Les filles de Loth  semblant préfigurer, dès 1939, les bombardements de Dresde) ou suivant immédiatement la catastrophe finale. Les références bibliques se font là - comme chez Jünger -  incessantes, la boucle eschatologique se bouclant sur des tableaux célébrant comme vingt ans auparavant, de façon plus brute et abstraite, la persistance de la vie trouvant, fût-ce à l'aune de la prostitution et des trafics abjects qu'elle accompagne, son chemin sur les sols de l'enfer (Und neues Leben blüht auf den Ruinen, 1946). Par contraste, la légèreté relative de Beckmann, son humour plus laïque et distancié - il avait quitté l'Allemagne pour les Pays-Bas, et gagnera ensuite définitivement les USA - nous séduit alors davantage (son Spaziergang ou Traum, de 1946, son Café dévêtu, de 1944, dans lequel un Richard Wagner jeune officie comme serveur cependant qu'une femme à poil arborant le faciès de Hegel - oui ! - s'y baguenaude sans penser à mal).

L'entrée de l'expo Mythos Welt est chère : 12 euros. 
C'est moitié moins le Lundi. Mais il reste peu de lundis...

 
Beckman, Morgue (1922).

                                       
                                                                  Dix, La folie (1925).

À la Lenbachhaus, au 33 Luisenstrasse, une autre exposition consacrée à la Nouvelle-Objectivité a elle commencé depuis le 22 juillet dernier. Nous n'avons pu la voir, mais elle ne nous est  d'entrée guère sympathique, sa mise en place nous ayant privés, lors de notre passage, de moult pièces qui nous mettaient en appétit parmi la collection permanente de l'établissement, notamment une des Salomé de Franz Stuck, laquelle de fait resta invisible. Quelques macaques de Gabriel von Max aidèrent à faire passer la pilule (ses hilarants Singes critiques d'art, interprètes moqueurs d'une énième version de Tristan und Isolde, étant par ailleurs visibles à la Neue Pinakothek), ainsi - davantage que Lovis Corinth, décidément trop inégal et indécis, à notre goût - qu'une belle série de Kandinsky et de certain trouble aguicheur de ses amis, au sein du Cavalier Bleu.

 
 Alexis von Jawlensky, Portrait de danseur (1909).

Et quant au très roublard, très malin, très talentueux et très opportuniste Franz Stuck, que nous venons d'évoquer, qui épousa la veuve de ce Lenbach dont le modeste domicile constitue aujourd'hui la Lenbachaus, et se considérait lui aussi, à l'exemple de son devancier, et en toute modestie, comme Prince des peintres, sachez que nous vous en reparlerons très prochainement. Pour l'heure, la Villa - son logement-atelier - que Stuck conçut et décora à sa façon, efficace, est toujours arpentable, et présente ces temps-ci, outre un splendide Orphée, un Samson admirable (effectuant un round-and-pound délicat sur un lion déchaîné), d'autres beautés agréablement disséminées (voir ci-dessous) dont, à l'étage, jusqu'au 5 octobre 2014, voisinant avec une version assez laide du Péché, un Hercule affrontant l'Hydre (1915), nouvelle acquisition, que l'on rapprochera opportunément de certaine affiche révolutionnaire à peine plus tardive, et témoignant ainsi du poids étonnant (inconscient ?) à l'époque de ce motif précis, autant que de l'influence forte, pour ne pas dire écrasante, dudit M. von Stuck sur l'esprit du temps. Les munichois de passage désirant en tous cas admirer son Péché authentique et sublime (celui de 1893)  se rendront, une fois encore, à la Neue Pinakothek, où le Péché les attend à la même rigoureuse place qu'il occupa toujours, c'est-à-dire dans la dernière salle, où se ruaient avidement ses premiers laudateurs, déboulant là de manière absurde sans un traître regard pour le reste. Pour nous, I lock the door upon myself de Khnopff, et Les chevaux de Neptune, de Walter Crane (également vus pour la première fois, dans l'émotion) nous retinrent auparavant avec la facilité que vous imaginez. 

Puis l'Allemagne remporta la finale de la coupe du monde de football, et alors nous rentrâmes chez nous.
Le train était à l'heure.


Orpheus (1891)



Franz von Stuck, Le gardien du Paradis (1889).



Franz von Stuck, Dissonance (1910).



Hercules und Hydra (1915).

 

Affiche du KPD, 1919.

1 commentaire:

  1. En matière d'avertissement dans les trains, on préférera alors le "e pericoloso sporgersi". Penchez-vous si vous voulez, c'est dangereux, c'est tout. A vos risques et périls, même si des risques et périls il y en a un wagon.

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