lundi 23 juin 2014

Le Rêve à toutes les sauces

 
Jozsef Rippl-Rónai, Un parc dans la nuit.

Les expositions formellement consacrées au Rêve, en France, se suivent et se ressemblent sous un certain rapport, celui du plus gigantesque désordre de pensée, rendu nécessaire : 1°) de manière générale, par l'abaissement extrême des dispositions philosophiques (dialectiques) contemporaines, l'éclatement parcellariste-intégré-automatique tenant désormais lieu de seule attitude intellectuelle respectable et ne se trouvant plus, par définition, en compétence (sans parler de volonté) d'apercevoir une quelconque cohérence de l'univers, 2°) conséquence logique du point précédent : par l'obligation de rentabiliser la moindre exhibition de raretés symbolistes incapables par elles seules d'intéresser grand-monde, donc impérativement croisables avec quoi que ce soit d'autre, issu de n'importe quel autre secteur temporel ou géographique de l'Art, tels commissaires-mercenaires disponibles se voyant ensuite, chaque fois, mandatés afin de justifier a posteriori l'accouplement, une besogne obscène de notre point de vue, valorisante du leur,  et dont certains, il est vrai, se tireront toujours mieux que d'autres.
Que nous importent, cependant, les élucubrations de creux érudits spécialistes en leur domaine, experts en la manière de décorer des salles de musées, et de guider le pas forcément désarmé de visiteurs orphelins, déboussolés de sens profond, au moyen de plaques insolées vulgaires, et grisâtres, ornées de caractères et d'agencements grammaticaux également sympathiques, à condition d'entendre par là que l'encre destinée à les présenter à notre esprit révèlera surtout leur caractère conjointement éphémère, douteux et volatile ? Que nous importent, après tout, ces grands raccourcis, ces sutures forcées homériques, le douloureux mérite appliqué des sciences humaines et de l'herméneutique, pourvu que nous soient donnés à voir des oeuvres et, en effet, du Rêve, à nous qui savons déjà, hélas ! quoi rechercher, au juste, c'est-à-dire que fuir, merci ! dans le Rêve ? C'est justement cette occasion de beauté-là que nous vous suggérons d'empoigner vigoureusement, d'ici dix jours, au Musée de l'Orangerie, à Paris, où s'achève bientôt l'exposition Les Archives du Rêve, dessins du Musée d'Orsay.
Pour faire écho à ce que nous disions quant aux motivations hautement éclectisantes d'une telle dénomination événementielle, laissons un peu la parole à M. Werner Spies, illustre mandarin ayant chapeauté l'affaire : «Lorsque nous avons été confrontés à ces dessins au nombre considérable, nous avons réalisé qu'il n'y avait pas de façon rationnelle (sic) de les aborder. Le rêve, un sujet fréquemment traité par les artistes au XIXème siècle, nous a semblé être une bonne voie. Aussi avons-nous associé dans le titre le côté pédant du mot archives et son dépassement par un choix subjectif : le rêve, l'échappée. Nous tenons beaucoup à la part subjective de nos choix.» (in L’objet d’art-Hors-série n°76).
Et voilà le travail. Roule, ma poule. Le Rêve comme moyen commode d'échapper aux trop laborieuses prises de tête et d'accoucher d'un projet crédible, à l'issue de quelque léger brainstorming, au fond d'un bar-à-vin-maintenant-vivant-l'esprit-village, dans un coin du gai Paris. Et pour le subjectif, on ne vous raconte pas. Ce terme-là est à toute épreuve. Il sera toujours possible de l'engager en deuxième ligne, sans réplique, au moment de dégainer un patchwork que d'aucuns, fanatiques casse-bonbons, toujours les mêmes, jugeront immanquablement inepte, quand il ne s'agit au fond en toute simplicité que de satisfaire, ô louable et généreuse intention démocratique, le plus de monde possible. C'est ainsi que pour une somme modique, approchant à peine le coût d'une modeste bière dans le très accessible Jardin des Tuileries (neuf euros, donc), vous pourrez jouir là, au nom du même Rêve indivisible - comme la République Française - des pommes, cylindres, sphères et poires préfigurant l'abstraction, etc, de Cézanne, des baigneuses de Degas et de Renoir, des glaneuses de Millet, d'une vue de Florence fort réaliste de Viollet-le-duc, de tel portrait féminin et champêtre de Berthe Morisot... Et il vous sera expliqué pourquoi (pas de panique !) tout cela voisine allègrement avec d'autres oeuvres plus rares, valant, de notre point de vue, le déplacement quoique, eussions-nous aussi naïvement jugé (avant lesdits affranchissements savants de M. Werner Spies et de sa collègue co-commissaire dont le patronyme, à cette heure, nous échappe), se distinguant assez nettement des précédentes. Soit des dessins, aquarelles ou gravures de : Redon, Rops, Moreau, Schwabe, Lévy-Dhurmer, Spilliaert, Degouve de Nuncques et d'autres, du même acabit. On nous accusera d'être injustes ? Nous répondrons en invoquant notre subjectivité, celle-là même dont M. Spies rappelle le droit inaliénable d'y recourir en pondant, par exemple, une exposition de temps à autre au Musée de l'Orangerie. Pourquoi ne pas en être demeuré à cette notion bien suffisante d'«Archives», dès lors que les oeuvres présentées ici ont en commun d'être issues du Cabinet des Dessins du Louvre, propriété pour moitié du Musée d'Orsay ? La chose se fût défendue toute seule. Les commissaires, plongés dans la délicieuse stupeur qu'on imagine par une telle masse de documents (environ 80 000), le classement méthodique auquel ceux-ci étaient soumis et la nécessité adverse d'y opérer un choix «subjectif», eussent pu, (d'après nous avantageusement) en rester à cet aspect évocateur de la question. À moins qu'ils n'aient préféré interroger - autre possibilité judicieuse - le dessin comme acte préparatoire, périphrase ou commentaire de l'oeuvre peint, comme le fit à sa manière le Musée de la vie romantique lors d'une exposition récemment consacrée à l'esquisse, et dont nous avions rendu compte.  De ce point de vue, une autre exposition, visitée en Janvier dernier au Musée du Luxembourg : La Renaissance et le Rêve, faisait montre envers son sujet d’un plus grand sérieux, même si les tableaux et dessins qu’elle présentait avaient, certes, suscité chez nous moins d’excitation.

Paul Gauguin, Madame la Mort, projet de frontispice pour le théâtre de Rachilde, 
illustrant la pièce Madame la mort (vers 1891). 
Ce fusain nous a étrangement rappelé le Aus meinem Reich de Kubin.

Les oeuvres, donc.
D'abord, quelques perles psychogéographiques : des visions architecturales «idéistes» d'Henri Provensal, et puis la Vue de ma petite maison côté est (1897-1910) par François Garas, laquelle n'est pas sans évoquer notre propre grotte d'habitation, flore de montagne transylvanienne en plus (salle 2). De l'architecture au paysage évocateur, admirable surprise que la découverte (salles 9 et 10) de trois vues du rare Rodolphe Bresdin, en particulier ses magnifiques Grands Rochers de 1884, eau-forte rehaussée de gouache et encre d’imprimerie dont seule la partie inférieure rappelle la manière ordinaire de l’artiste, et ses cisèlements arboricoles maniaques évoquant des touffeurs fantastiques, des exhalaisons de jungle d’où s'extraient soudain toutes sortes de figures cauchemardesques, précises jusqu'à la folie : monstres, nains, chevaliers, pestiférés, personnages bibliques et symboliques, voire la Mort elle-même. Escaliers infernaux que ces Grands Rochers où se devinent les pires accidents montagneux pourvoyeurs de cadavres (notez ces corps désarticulés imprimés sur le paysage, en bas à gauche, y laissant, par exemple, pendre leurs bras décharnés dans le vide). L'immense voile, minéral et sinistre, accuse certains plissements qui révèlent un gigantesque mouvement tellurique, semblant avoir installé - en haut à droite - la domination d'une silhouette, idole impitoyable coiffée - comme maintes de ces roches maléfiques placées en contrebas - de quelque mystérieux habit de moine, de sectateur dissimulé. Rodolphe Bresdin fut le maître d'Odilon Redon, vécut une existence de guignon absolu, d'utopiste nomade et ruiné, de communard abandonné. Il fut tout de même célébré, dans ce désert de reconnaissance, par quelques interprètes d'exception : le très aristocrate Robert de Montesquiou, notamment, dans un texte aujourd'hui à peu près autant oublié que lui, et par Huysmans, lequel fit de Bresdin l'un des artistes prisés de son Des Esseintes : «On eût dit d'un dessin de primitif, d'un vague Albert Dürer, composé par un cerveau enfumé d'opium.» (À Rebours, Chapitre V). Et puisque nous en sommes à Huysmans, et aux concrétions stalactitiques, celle formée par le chef décollé et sanguinolent du malheureux Baptiste vous attend un peu en arrière (salle 7 - sans doute la plus intéressante.) Nous parlions là, bien entendu, de la grandiose Apparition de Gustave Moreau (1876), épaulée céans de figures monstrueuses et fatales de la plus haute tenue, telle cette Méduse ou Vague furieuse (1897), de Lévy-Dhurmer, plongée dans une souffrance et une lassitude autrement impressionnantes que l'angoisse censée émaner d'elle, une Dalila aux yeux sublimes, homicides, languides (de Moreau, encore) ou une poignée maudite de Diaboliques de Rops illustrant Barbey. Nous fûmes témoins, dans la salle suivante, qui porte le nom aguicheur de Mort et Mélancolie, d'un dialogue extrêmement intéressant, tenu entre deux jeunes filles à l'air d'étudiantes en droit moyennement délurées, et dont il ressortait - à condition que nous l'eussions parfaitement compris - qu'afficher dans leur salon ce genre de choses (les demoiselles désignant là diverses oeuvres de Regnault, une orbite creuse de cadavre signée Sunyer y Miro, un chevet de malade agonisant par David-Nillet, sans parler d'autres joyeusetés) entraînerait comme conséquence immanquable que tu te pends direct... En quoi, il nous parut qu'elles n'avaient point tort, mais pas pour les mêmes raisons. Vous aurez compris que la salle  numéro 8 ne nous emballa que fort modérément au plan strictement esthétique. 
De même, les «noirs» de Seurat (immédiatement après) ne nous séduisirent pas autant que ceux de Redon, à qui une salle entière des Archives du Rêve est consacrée (s'y trouvent, entre autres, son Araignée souriante de 1881, que nous vous présentions ici-même l'autre jour, dans un billet sur John Carpenter). Il n'en demeure pas moins que la présentation des techniques employées par Seurat (jouant ici sur le contraste des nuances sombres perpétrées par un crayon Conté plus ou moins fortement appliqué, et de la blancheur du papier vergé Ingres) retient l'attention (dans la salle 3, un exposé technique du même genre, consacré à Millet, faisait également mouche, en décalage, cependant, une fois de plus, avec l'ineptie relative du sous-thème traité à cette occasion : Labeur et temps arrêté (!)). Puis, Redon succède - opportunément - à Seurat, ce genre de successions ou de voisinages heureux faisant incontestablement le charme pertinent, quoique fragile, de l'exposition. Et justement, aïe ! mieux eût valu nous taire, et nous garder de dispenser pareil compliment puisque nous voilà bloqués, soudain ! dans un réduit niaisement lumineux faisant toute la salle 9, et cheveusurlasoupement consacré (se reporter à la première partie, très aigrie, de ce billet) aux poires, cylindres, et sphères gnagnagna de Cézanne annonçant gnagnagna l'abstraction et le cubisme, cela alors même, d'ailleurs, que M. Werner Spies fait, dans la revue déjà citée consacrée à son exposition, la déclaration suivante : «Il me semble qu'on ne parlera bientôt plus du vingtième siècle, et qu'il formera avec le siècle précédent une histoire continue. La notion d'avant-garde est aujourd'hui périmée. » 
Sans doute. Mais alors pourquoi nous refaire ici, à cet endroit, le coup des poires (périmées ou non), des cylindres et des sphères gnagnagna de Cézanne annonçant gnagnagna l'abstraction et le cubisme, qui plus est, rappelons-le, dans une exposition consacrée au Rêve ? Bref. Tout cela, décidément, n'est pas très clair, «noirs» de Redon,  Millet et Seurat ou pas. Mais n'y revenons plus, magnanimes que nous sommes. Beauté concrète et intérêt des oeuvres présentées, éclatement du discours et choix parfois absurde des sous-thèmes, dont certains ont déjà été évoqués - ajoutons, dans un court prolongement de la salle 7, L'Histoire (!) qui donne tout de même à voir trois merveilles anticléricales du Frantisek Kupka anarchisant-période Assiette au Beurre ou, salle 6, Nus féminins, Degas (!) - telle sera donc l'impression mixte qu'auront laissé en notre mémoire ces «Archives» du Musée de l'Orangerie.
Mais, à la vérité vraie, ami Lecter, électrices, et vous autres-tous, ce sont précisément pour nous les trois dernières oeuvres exposées qui constituent le sommet plaisant de l'événement : deux pastels, l'un de Degouve de Nuncques (Nocturne au parc Royal de Bruxelles, croisement d'allées, 1897), l'autre de Rippl-Rónai (Un parc dans la nuit, 1892-1895), et un fusain et pierre sur papier de notre cher Spilliaert (dont un splendide autoportrait est également présenté dans la première salle) : Digue la nuit, reflets de lumière (1908). Le chemin bleu de Degouve, encadré d'arbres-fantômes, et où se perd notre regard plus hébété qu'angoissé, n'a pas fini de nous mener vers quelque paradis de temps et de laideur suspendus. Mais il nous reconduit aussi - deuxième temps - à nous-mêmes, au seuil des questions de l'enfance dont nous devons bien convenir, alors avec une inquiétude soudain croissante, qu'elles ne nous ont jamais quitté, que nous n'aurons fait, au seuil de la vieillesse, que tourner en rond dans le bleu, guidés de ces luminaires étranges prétendant pourtant indiquer des voies sûres, nous rassurer des certitudes qu'elles dégageraient. Ces nuits de Belgique, l'hiver surtout, qu'ont-elles au juste comme lumière permettant à ce point de voir en soi comme au profond d'un gouffre de frustration, fondant seul - morne bilan effectué - notre misérable identité ? Juste à côté s'impose, dans la mélancolie, l'insolé de la Nuit (dans la partie supérieure du Rippl-Rónai), son négatif touffu, milieu élémentaire où s'épanouissent les vifs tranchants d'arbres naturels et électriques.  
Et que dire de l'ultime Spilliaert (ci-dessous) ?
Rien.
Voyez-le.
Puis mourons, comme soupirerait le Marquis de l'Orée.















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