mardi 13 mai 2014

La vie privée de la race supérieure

 
Chevaliers  de l'ordre du Sans-Grolles, Montsalvat, 2012.

« Nombreuses sont les raisons d'assister au festival de Bayreuth. La curiosité, par exemple, ou l'amour de la musique, ou le culte de Wagner, ou le wagnérisme à l'usage des initiés - une affaire beaucoup plus compliquée - ou le désir de voir, ou d'être vu dans ce haut lieu de la culture. Mais certains d'entre nous vont à Bayreuth parce que c'est un moyen incomparable de mortifier son prochain. Celui qui y est allé une fois peut écraser tous les admirateurs des Meistersinger de Covent Garden avec des «Ah ! vous devriez les voir à Bayreuth...» ou «Avez-vous entendu Levi le diriger à Bayreuth ?» s'il s'agit du prélude de Parsifal entendu au concert Richter. Et quand la réponse arrive, mélancoliquement négative, le coupable a le sentiment de ne pas savoir ce qu'est Parsifal, alors que le touriste de Bayreuth, lui, le sait.

À quoi ressemble Bayreuth ? Eh bien, c'est une petite ville bourgeoise de Franconie, sise au milieu des collines et des jolies forêts de Bavière, à deux ou trois heures de chemin de fer de Nuremberg, ni assez ancienne pour être vénérable, ni suffisamment récente pour être tout à fait banale ; et les habitants  y vivent de leurs rentes dans des villas, ou alors effectuent des travaux de blanchissage et vendent de la confiserie, des albums et des photographies. Outre les nombreuses fontaines, on remarque aussi un monument absurdement démodé, dédié à un personnage que des visiteurs anglais vulgaires qualifient généralement de  «vieil empoté», une cheminée d'usine, une caserne, un asile de fous, une vieille salle d'opéra du XVIIIème siècle, très pittoresque, le théâtre Wagner à mi-pente de la colline et, tout en haut, au milieu des pins, l'inévitable Sieges Turm, ou tour commémorative de la guerre de 1870-1871. La moitié de la rue principale s'appelle Maximilianstrasse, l'autre moitié RichardWagnerstrasse. La maison du maître est une villa cossue, que rien ne distingue des autres, sauf cette inscription : Hier wo mein Wähnen Frieden fand, Wahnfried sei dieses Haus von mir bennant («Ici où mon imagination a trouvé la paix, je donnerai  à cette maison le nom de paix de l'imagination»), et une composition en sgraffite, tout à fait dans le style et le goût de Mr Edward Armitage, qui représente Wotan le Voyageur. Derrière la maison du maître se trouve la tombe du maître ; car Wagner, comme j'entendis s'exclamer un Anglais indigné, «est enterré dans le jardin du fond, monsieur, comme un Terre-Neuve». Jamais, je ne serai un véritable wagnérien ; car j'éclatai de rire à cette explosion de préjugé bourgeois, alors que n'importe quel disciple un tant soit peu susceptible aurait été glacé d'horreur.

Les choses sérieuses commencent à quatre heures au théâtre Wagner ; mais dès deux heures, le flot de gens qui gravit la colline est pour ainsi dire constant, leur destination première étant le restaurant sur la droite du théâtre, et leur but premier se garnir l'estomac. À quatre heures moins le quart, un groupe de messieurs, qu'un certain air Brixton et Kentish town, ainsi que les trombones et les cornets à pistons qu'ils transportent vous désignent comme des membres de l'orchestre, s'assemblent devant la porte centrale. Les redoutables sonneries d'appel qu'ils lancent successivement à droite et à gauche annoncent que le spectacle est sur le point de commencer. En dépit du bruit affreux qu'ils font, ils ne sont audibles qu'à très petite distance, non seulement parce qu'ils se tiennent sous le portique, mais parce que les cuivres demandent qu'on en joue en soufflant avec douceur et musicalité si l'on veut que le son se propage (sauf dans le cas du clairon qui n'est que violent). Dans dix minutes environ, il sera temps de pénétrer dans le célèbre théâtre. 

Après avoir acheté le programme un penny dans la rue, vous allez devoir chercher vous-même votre place parmi les quinze cents environ qu'en contient l'auditorium. Toutefois, c'est chose facile car votre billet vous conduit, par exemple, à la porte n°2, côté gauche. Celle-ci vous introduit près de la rangée où vous serez assis et, comme le premier siège de ladite rangée porte à la fois son propre numéro et celui du siège situé à l'autre extrémité, il vous suffit d'un effort cérébral intense mais bref pour trouver votre place. Une fois installé, vous jetez un coup d'oeil circulaire sur la salle. Pour commencer, c'est un théâtre républicain ; les quinze cents sièges ne sont séparés par aucune barrière, aucune différence de prix, aucun avantage, excepté celui d'être plus ou moins proche de la scène. Les quelques loges d'apparat, au fond, réservées aux rois et aux millionnaires, sont les plus mauvaises places de la salle. Tout cela est bien réjouissant ; car si vous êtes un aristocrate, vous dites «Bien ! nul homme ne saurait être plus qu'un gentleman» et si vous êtes démocrate, vous lancez simplement un « Aha ! » plein de dédain.

La MJC de Bayreuth-sur-Yvette, flambant neuve.

Vous arrivez préparé à la configuration des lieux par d'innombrables gravures et photographies ; mais la prédominance du brun et du gris, l'absence frappante de coussin, de rideau, de frange, de dorure, ou de toute autre garniture qui égaie généralement un théâtre, ainsi que la pente de la salle (aucune représentation ne vous en donne une impression adéquate) vous portent à penser que le directeur aurait quand même pu embellir un peu l'endroit à votre intention. Mais vous n'avez aucun autre sujet de vous plaindre ; car votre siège articulé, malgré son cannage non rembourré est spacieux et confortable, et la vue que vous avez sur le rideau, excellente. Les dames «hautement estimées» sont priées par des pancartes de bien vouloir enlever leur chapeau et celles qui portent d'innocentes petites capotes qui n'obstrueraient pas la vue d'un enfant ont soin de les retirer. Pourtant les dames qui portent des chapeaux tour Eiffel, et qui les considèrent apparemment comme des objets d'intérêt général ne le cédant en rien aux oeuvres de Wagner, ignorent obstinément la pancarte ; et l'Allemagne, malgré tous ses officiers à cheval, n'ose faire observer la discipline. Vous ouvrez votre livret, votre partition, votre guide des leitmotive ou n'importe quelle autre invention stupide, destinée à distraire votre attention du spectacle ; et, immédiatement, les lumières s'éteignent, vous plongeant dans ce qui semble être une obscurité complète. On entend un fracas de chaises cannées qu'on abaisse ; un grand bruissement, comme celui du vent à travers la forêt, causé par mille trois cents robes et pans d'habits qui entrent en contact avec le cannage, suivi des chuts et des sifflets des wagnériens fanatiques que chaque bruit indispose et qui amplifient le vacarme avec une irritation beaucoup plus éprouvante pour les nerfs que l'inévitable chute occasionnelle d'une canne ou d'une paire de jumelles de théâtre. Puis le prélude commence ; et vous reconnaissez aussitôt que, pour le confort, l'effet produit et la concentration de l'attention, vous êtes dans le théâtre le plus parfait du monde. (...) Quelle admirable trouvaille architecturale que cette série d'ailes latérales, chacune ornée d'une colonne et surmontée de globes lumineux qui donnent à la scène l'air de procéder naturellement de l'auditorium ! (...) Les premiers accents du prélude s'élèvent mystérieusement de l'orchestre invisible. Et ainsi de suite. À la fin du premier acte, il y a une pause pour le thé. À la fin du deuxième acte, il y a une pause semblable pour le dîner. C'est ainsi que ces ascètes se font l'émule de Bouddha (...). Le végétarisme, le bouddhisme supérieur, le christianisme débarrassé de ses pièges allégoriques (je soupçonne  que c'est une variante hétérodoxe), la croyance que la chute de l'homme a été le résultat de quelque cataclysme qui réduisit celui-ci à manger de la chair animale pour ne pas mourir de faim, la négation du vouloir-vivre et la rédemption subséquente à travers la compassion suscitée par la souffrance (cela est l'article de foi wagnéro-schopenhauerien) : ce ne sont là que quelques échantillons de ce que le wagnérisme implique de nos jours. L'enthousiaste moyen adhère à tout, sans hésiter - hormis le végétarisme. Le bouddhisme, il le tolère ; il n'est pas très regardant sur la forme de christianisme qu'il professe ; Schopenhauer est son philosophe favori ; mais assister à Parsifal en entier, sans absorber un bifteck entre le deuxième et le troisième acte, pas question !»

(George Bernard Shaw, extraits des articles suivants : Bassetto à Bayreuth, 1er août 1889, The Star ; Un aller-retour à Bayreuth, 13 août 1889, The Hawk ; et Wagner à Bayreuth (octobre 1889, The English Illustrated Magazine).

G.-B. Shaw, auteur de l'aphorisme suivant, insolemment réformiste quoique non dénué d'une certaine pertinence pratique : Les hommes politiques doivent être régulièrement remplacés. Comme les couches des bébés, et pour les mêmes raisons.
 

4 commentaires:

  1. A propos d'aphorismes (et de végétarisme) il y a aussi celui-ci, qui signifie à peu près la même chose : la politique c'est comme l'andouillette, ça doit sentir un peu la merde mais pas trop.

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  2. Voilà qui donne envie, de bon matin. Et un lendemain de cuite, qui plus est. Mille mercis !

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  3. Serviteur cher Moine !
    En y regardant de plus près, le titre de ce post ainsi que la première photo me font penser à un film que je visionne en ce moment en cachette au bureau, la Vague, visible ici : http://cinemavf.net/la-vague-streamingvf.html
    Notamment les seyantes liquettes blanches.

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  4. Le titre est de Brecht (ou plutôt, c'est un sous-titre accompagnant sa "Grand-peur et Misère du Troisième Reich"), en référence à certaine version théâtrale de cette pièce nous ayant fortement émus au cours de l'enfance. Ce titre, d'ailleurs, eût pu être celui d'un ouvrage de Nietzsche (critique de Bayreuth) à condition que Nietzsche eût poussé jusqu'au bout, sur la question, son indéniable avantage de clairvoyance.

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