lundi 9 décembre 2013

Le travail du négatif chez Harry Kupfer


Lisbeth Balslev et Simon Estes sur les rivages de Bayreuth (1978)
                     
Dans l’article intitulé Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande, tiré du numéro 10 de la revue Internationale situationniste, on pouvait lire la considération suivante : « Les Noirs américains sont le produit de l’industrie moderne au même titre que l’électronique, la publicité et le cyclotron. Ils en portent les contradictions. Ils sont les hommes que le paradis spectaculaire doit à la fois intégrer et repousser. »
La perspective d’un changement qualitatif de l’état de Noir au bénéfice de l’état de Riche, mettant partout fin au racisme, se voyait présentée, dans le même article, comme une parfaite chimère au sein d’une société telle que l’Amérique des années 1965 : « La hiérarchie qui les écrase n’est pas seulement celle du pouvoir d’achat comme fait économique pur : elle est une infériorité essentielle que leur imposent dans tous les aspects de la vie quotidienne les mœurs et les préjugés d’une société où tout pouvoir humain est aligné sur le pouvoir d’achat. De même que la richesse humaine des Noirs américains est haïssable et considérée comme criminelle, la richesse en argent ne peut pas les rendre complètement acceptables dans l’aliénation américaine : la richesse individuelle ne fera qu’un riche nègre parce que les Noirs dans leur ensemble doivent représenter la pauvreté d’une société de richesses hiérarchisées. »
En conséquence, plutôt que de s’en remettre au lieu commun intégrationniste leur promettant « qu’ils accèderont, avec de la patience, à la prospérité américaine » ou à quelque « nationalisme noir » reproduisant idéologiquement, de son côté, le fantasme absurde d’un développement politico-économique ethniquement séparé du reste de la société, les émeutiers noirs du quartier de Watts avaient choisi en 1965 (à l’admiration, donc, des situationnistes), de questionner directement la nature du Spectacle en pillant, détruisant, consumant durant trois jours les « biens » de consommation ordinaires dont ledit Spectacle, jusqu’ici, les considérait indignes. Que la différence absolument immédiate et irréductible – sensible – qu’ils incarnaient tournât à présent au chromatisme intégralement destructeur, conscient de sa force, et alors la part sombre, refoulée du Spectacle se donnerait sur le visage des Noirs l’occasion glorieuse d’apparaître, investissant ceux-ci d’une puissance symbolique désormais universelle de ressentiment. Les Noirs pauvres révoltés, n’ayant que faire de s’intégrer à la société américaine, arboreraient par et sur leur face même ce statut nouveau de négatif de l’Histoire embrassant toutes les luttes contemporaines secouant les USA : luttes universitaires, anti-guerre du Vietnam, en attendant bientôt les combats homosexuels, féministes, écologistes ou marginalistes. « Les essais de nationalisme noir, séparatiste ou pro-africains, écrit l’I.-S. en 1966, sont des rêves qui ne peuvent répondre à l’oppression réelle. Les Noirs américains n’ont pas de patrie. Ils sont en Amérique chez eux et aliénés, comme les autres Américains, mais eux savent qu’ils le sont. Ainsi, ils ne sont pas le secteur arriéré de la société américaine, mais son secteur le plus avancé. Ils sont le négatif en œuvre, « le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l’histoire en constituant la lutte » (Misère de la philosophie). Il n’y a pas d’Afrique pour cela. »

Toutes ces analyses conservent évidemment, à nos yeux, leur entière pertinence. Il n’est qu’à examiner, une fois encore, cette « affaire Taubira » dont nous causions la dernière fois. Les Noirs doivent comprendre, et ils le comprennent, que le racisme, dans une société de classe, ne saurait disparaître, puisque satisfaisant de la manière la plus irrationnelle, donc la moins contestable, à la logique essentiellement hiérarchique d’une telle société. Pourquoi es-tu si méchant ? demandera-t-on en pure perte à l’enfant frustré, dominé, et contrarié dans son exigence de pouvoir.
Parce que… « répondra »-t-il, et voilà tout. 

Ce qui fera vieillir le racisme négrophobe, n’est donc pas le triomphe de l’égalité formelle, de la diversité conçue comme celle des ministres, chefs d’entreprise, présentateurs de journaux télévisés, policiers citoyens et autres décideurs en tout genre. Ce qui le mettra à la raison, c’est l’épuisement du phénomène, le passage d’une définition inessentielle, naturelle et chromatique de l’individu à une autre, dialectique et historique. La fin du bon sens, seule, nous garde du racisme, ce bon sens aujourd’hui partagé par les imbéciles de toutes ethnies, ne croyant – ne respectant – jamais prioritairement que ce qu’il leur est loisible de voir, toucher, sentir. Ce bon sens ne voyant dans la religion qu’une question d’ordre privée – n’intéressant que les individus – , dans le prix des choses leur valeur réelle, dans une marchandise un simple objet, et les cultures et traditions les plus oppressives (quelle que soit leur ancienneté relative) des références fixes et définitives, à ne contester sous aucun prétexte. Ce bon sens qui non seulement tolère qu’il y ait encore des Noirs, des Blancs et des Jaunes, mais encore célèbre au nom même de la liberté élémentaire (certes, c’est bien le mot) le maintien des uns et des autres dans cette grossière extériorité, au lieu de les désirer fondre au sein de la seule « essentialité » qui vaille, rassemblant sous ce régime historique la part majoritaire de la communauté humaine : l’obligation de devoir travailler pour vivre.

L’article de l’I.-S. n’a pas vieilli, non, et c’est tout dire.
Il nous fut voilà quelque temps plaisant de constater que ce que les situs avaient entendu, et aussi nettement exposé à l’époque, d’autres l’aperçurent aussi, dans des milieux et suivant des modalités qu’on n’eût, peut-être, point attendus. Prenez, par exemple, Harry Kupfer, auteur d’une remarquable mise en scène du Vaisseau fantôme, de Richard Wagner, dans les années 1970-80. Kupfer, stalinien est-allemand, oeuvra très efficacement, dans la continuité du travail accompli par Chéreau sur son extraordinaire Ring du centenaire à Bayreuth (1976-1980), à un retour du Wagner politique et critique que des décennies de nazisme, vainqueur ou simplement refoulé, avaient fait oublier en Allemagne. Pour le Vaisseau fantôme, les deux idées de génie qui furent les siennes n’en forment en réalité qu’une. Dans le livret original de Wagner, une jeune fille, Senta, plongée dans les eaux glacées du calcul domestique bourgeois et familial, s’emmerde à cent sous de l’heure dans des travaux de couture, en attendant le retour des hommes partis à la pêche, dans la perspective, assommante, de quelque futur mariage d’argent (y en aurait-il d’autres ? nous demanderez-vous) contracté pour elle par son géniteur. Sans crier gare, un marin inquiétant déboule (c’est le fameux Hollandais volant), portrait craché du personnage mystérieux, peint sur un étrange tableau, qu’elle conserve jalousement depuis des années, bercée, chaque fois qu’elle y jette un cil, d’extases singulières. Soudain, donc, le personnage du tableau se tient là devant elle et, sans qu’ils se soient jamais croisés auparavant, lui propose le grand jeu : si Senta consent à l’épouser, et à lui accorder sa confiance, son entière fidélité, il sera délivré du mal qui le pousse depuis l’éternité à sillonner les mers du globe, en quête, précisément, d’un amour de ce genre. Le Hollandais est donc un spectre, un fantôme, un monstre. Mais Senta, contre toute attente, accepte sa proposition. Ce n’est que suite à un quiproquo fâcheux, à peine l’affaire conclue, que le Hollandais, s’estimant déjà trahi (à tort), hisse les voiles, à nouveau, vers son destin d’errance infinie. Senta met, malgré tout, fin à sa galère, en se jetant pour lui du sommet d’une falaise, témoignant de son parfait dévouement amoureux, jusqu’au sacrifice. À l’instant, le Hollandais se voit affranchi de la malédiction, dans la mort, néant d’amour et de félicité, au sein duquel il retrouve Senta (qui, insistons-y encore, ne le connaissait, pour ainsi dire, que de la veille). Leurs âmes mêlées et transfigurées s’élèvent tel un brouillard dessus l’océan apaisé, et voilà la fin de notre opéra.
Kupfer pose, d’abord, que l’ensemble de l’intrigue wagnérienne se déroule uniquement dans l’imaginaire de Senta, présentée, donc, comme une jeune névrosée, traversée de visions extatiques et libératrices, soumise jusqu’à l’envie de suicide aux trivialités du monde bourgeois auquel elle rêve d’échapper. Celui qui lui en fournit l’occasion, deuxième idée, est un Noir. Simon Estes, remarquable baryton-basse, joue là, pour Kupfer, notre Hollandais volant. Autrement dit, l’étranger, l’étrange même, le fantasme de libération sexuelle, la soif d’ailleurs et de liberté, sont ici incarnés, en la conscience exaltée d’une jeune bourgeoise blanche prisonnière du patriarcat vulgaire, dans cette figure dialectique du Noir, du négatif au travail, ramassant en cette inquiétante noirceur tous les désirs, toutes les envies secrètes de la désolante positivité dominante.
Lorsque survient le Hollandais, cette première apparition du Noir renvoie explicitement, chez Kupfer, à l’esclavage historique des Afro-américains : Simon Estes est littéralement enchaîné à son sort, à la proue du navire. L’amour rédempteur qu’il réclame à Senta, il en partagera avec elle le pendant sexuel. La libération historique du Noir, Kupfer la conditionne donc ici à l’éveil féministe de Senta. Toute la société bourgeoise (celle permettant, notamment, à l’odieux marchand Daland de vendre littéralement sa fille au Hollandais) se trouve ainsi bousculée par l’irruption de cet amour hors-norme, et la fusion finale – pourrait-on dire – des négatifs parcellaires rongeant le monde moderne, quoique celui-ci les maintienne à toute force dans l’obscurité.

Aux dernières nouvelles, Senta, étudiant la sociologie à Berkeley, aurait croisé dans le secteur, au cours d’un sit-in politique, certaine délégation emmenée par un Stokely Carmichael, un Huey Newton, voire, mieux encore ! un James Carr quelconque.
Le reste, c’est l’I.-S. qui le raconte.
« Les Noirs ne sont pas isolés dans leur lutte parce qu’une nouvelle conscience prolétarienne (la conscience de n’être en rien le maître de son activité, de sa vie) commence en Amérique dans des couches qui refusent le capitalisme moderne, et de ce fait, leur ressemblent. (…) Aussitôt on découvre dans la jeunesse étudiante les orgies de boisson ou de drogue et la dissolution de la morale sexuelle que l’on reprochait aux Noirs. »

Kupfer, et qui sait ! Wagner lui-même n’auraient pas dit mieux.

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