samedi 5 janvier 2013

Eros et Calendosse


Il y a la fracture sociale, la fracture sociétale, les fractures citoyennemédicaleethniquenumérique, etc, bref un amas, que disons-nous ! un conglomérat contemporain de fractures diverses, en regard desquelles la dérisoire fracture maxillaire de nos ancêtres, sans parler de celles – risibles survivances – de leurs débiles tibia ou péroné, feraient désormais presque figure de gênantes préciosités. C’est que la plupart de ces fractures d’aujourd’hui, quant à elles – la chose est entendue – portent de façon notoire gravement atteinte au… (veuillez maintenant concentrer votre regard, je vous prie, sur le terme qui arrive, car lui aussi vous le connaissez parfaitement, on vous a appris à le reconnaître, tout comme ces multiples « fractures » sus-mentionnées que vous acceptâtes comme un seul cobaye)... au VIVRE-ENSEMBLE, oui ! au sublime « vivre-ensemble » citoyen fondant ce fameux compromis social sur lequel chacun, chacune entend, à ce qu’il paraît et à l’en croire (sitôt qu’il, elle accède à un certain niveau de responsabilités : qu’il, elle devient, par exemple, chef du patronat, de la CGT ou élu(e) du peuple) construire son bonheur définitif dans notre beau pays de France, province de l’Union Européenne de la Réduction des Dettes Souveraines que Notre Projet Humain Le Voilà Il Est Là (UERDSNPHLVIEL).
Dès lors, jamais en retard d’une guerre, toujours à l’affût d’une bonne vieille résolution de fracture susceptible de saper cette Identité Nationale pluri-millénaire, le Moine Bleu souhaiterait pour sa modeste part rappeler ici l’existence par trop méprisée de la terrible fracture gastronomique divisant aujourd’hui nos concitoyens. On ne saurait bouffer tous les jours du Galbani, que diable ! Certes, les socialistes français ont témoigné leur intention de taxer durement ces jours-ci la mauvaise bière populaire, ou encore la vile huile de palme faisant s’effondrer les forêts primaires (sans l’interdire, bien sûr, car interdire un produit nocif – au trop simple motif qu’il serait, justement, nocif à tous points de vue – plutôt que le faire payer dix fois plus cher à ses consommateurs attitrés, c’est-à-dire les pauvres, n’aurait strictement aucune vertu pédagogique. Soyons sérieux. Et humains. La morale et la beauté de la res publica commandent précisément de laisser choisir aux pauvres eux-mêmes, en toute liberté ! ce cheminement intellectuel hors des odieux sentiers de la malbouffe). Les camarades au pouvoir nous désignent là, une fois de plus - il convient de l’avouer - un cap et un horizon bien dignes de leur grandeur immémoriale. Mais cela ne saurait, cependant, suffire. Le politique ne peut pas tout, comme on le murmure aujourd'hui encore avec émotion, à Vilvoorde ou Florange. 
Quid, en effet, de cette poésie gastronomique traditionnelle échappant d’ordinaire à la foule de nouveaux pauvres plongés au quotidien dans leurs sordides agapes  ? La France, disons-nous, c’est la poésie et la littérature. Certes. Et puis l’amour, également, c’est exact. L’amour chanté et récité. Mais la France, c’est aussi le fromage. Or, çà et là, Amour et Fromage en vinrent parfois dans l’Histoire à fusionner, littéralement. Il reste d’ailleurs moult traces, dans notre mémoire collective, de cette fusion, laquelle se fit parfois splendidement littéraire. De tels phénomènes ont survécu. Et leurs odeurs, donc ! celles d’Amour et Fromage, d’Éros (puisse-t-on nous pardonner celle-là) et Calendosse, se confondant ainsi pour reléguer (dans son Tartare, bien entendu) celle de l’Argent corrupteur, qui n’en aura jamais, ou celle des souffres modernistes en tous genres, qui peut bien exciter, certes, dans ses commencements troubles, mais nous épuise si vite et s’évapore enfin. 
Voilà pourquoi nous t’offrons ici, lecteur, lectrice, en sus (c’est le cas de le dire) du délicieux morceau proposé ailleurs par notre ami George Weaver :

                                        LA BELLE FROMAGÈRE

Par la rue enfiévrante où mes pas inquiets
Se traînent au soleil comme au gaz, je voyais
Derrière une affreuse vitrine
Où s’étalaient du beurre et des fromages gras,
Une superbe enfant dont j’admirais les bras
Et la plantureuse poitrine.

 

Le fait est que jamais fille ne m’empoigna
Comme elle, et que jamais mon œil fou ne lorgna
De beauté plus affriolante !
Un nimbe de jeunesse ardente et de santé
Auréolait ce corps frais où la puberté
Était encore somnolente.


Elle allait portant haut dans l’étroit magasin
Son casque de cheveux plus noirs que le fusain ;
Et, douce trotteuse en galoches,
Furetait d’un air gai dans les coins et recoins,
Tandis que les bondons jaunes comme des coings
Se liquéfiaient sous les cloches.




  
Armés d’un petit fil de laiton, ses doigts vifs
Détaillaient prestement des beurres maladifs
À des acheteuses blafardes ;
Des beurres, qu’on savait d’un rance capiteux,
Et qui suaient l’horreur dans leurs linges piteux,
Comme un affamé dans ses hardes.


Quand sa lame entamait Gruyère ou Roquefort,
Je la voyais peser sur elle avec effort,
Son petit nez frôlant les croûtes,
Et rien n’était mignon comme ses jolis doigts
Découpant le Marolle infect où, par endroits,
La vermine creusait des routes.

  

Près de l’humble comptoir où dormaient les gros sous,
Les Géromés vautrés comme des hommes saouls
Coulaient sur leur clayon de paille,
Mais si nauséabonds, si pourris, si hideux,
Que les mouches battaient des ailes autour d’eux
Sans jamais y faire ripaille.


  
Or, elle respirait à son aise, au milieu
De cette âcre atmosphère où le Roquefort bleu
Suintait près du Chester exsangue ;
Dans cet ignoble amas de caillés purulents,
Ravie, elle enfonçait ses beaux petits doigts blancs,
Qu’elle essuyait d’un coup de langue.


- Oh ! sa langue ! bijou vivant et purpurin
Se pavanant avec un frisson vipérin
Tout plein de charme et de hantise !
Miraculeux corail humide et velouté
Dont le bout si pointu trouait de volupté
Ma chair, folle de convoitise !


Donc, cette fromagère exquise, je l’aimais !
Je l’aimais au point d’en rêver le viol ! mais,
Je me disais que ces miasmes,
À la longue, devaient imprégner ce beau corps ;
Et le dégoût, comme un mystérieux recors,
Traquait tous mes enthousiasmes.


Et pourtant, chaque jour, rivés à ses carreaux,
Mes deux yeux la buvaient ! en vain, les Livarots
Soufflaient une odeur pestilente,
J’étais là, me grisant de sa vue, et si fou,
Qu’en la voyant les mains dans le fromage mou
Je la trouvais ensorcelante !


À la fin, son aveu fleurit dans ses rougeurs ;
Pour me dire : « Je t’aime », avec ses yeux songeurs
Elle eut tout un petit manège ;
Puis elle me sourit ; ses jupons moins tombants
Découvrirent un jour des souliers à rubans
Et des bas blancs comme la neige.

Elle aussi me voulait de tout son être ! À moi,
Elle osait envoyer des baisers pleins d’émoi,
L’emparadisante ingénue,
Si bien, qu’après avoir longuement babillé,
Par un soir de printemps, je la déshabillai
Et vis sa beauté toute nue !


Sa chevelure flotta comme un drapeau,
Et c’est avec des yeux qui me léchaient la peau
Que la belle me fit l’hommage
De sa chair de seize ans, mûre pour le plaisir !
Ô saveur ! Elle était flambante de désir
Et ne sentait pas le fromage !


Maurice Rollinat, La belle fromagère

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