lundi 26 novembre 2012

Sur le Ring

                           
Le dieu Loge, par Arthur Rackham

Si vous n’avez pas d’enfants, tout va bien : continuez ! Persistez dans cet hommage rendu – le seul qui vaille – au génie propre à votre race et consistant, en particulier, à éteindre définitivement celle-ci, dont vous constituerez ainsi avec satisfaction l’ultime représentant.
Si vous avez des enfants, qu’il se soit agi là d’une erreur d’appréciation ou d’un accident mécanique également regrettables, voire même d’un certain ramollissement momentané de vos convictions profondes, lequel ramollissement se trouve désormais hélas ! solidifié sous la forme d’un tiers accusant, pour une petite poignée d’années encore, l’ensemble des caractéristiques du futur citoyen chômeur de masse, rassurez-vous, cependant. Apprenez ici, de notre fait, que décidément non ! tout n’est pas perdu !
Du nerf.
Des tripes.
Il convient à présent de s’atteler sérieusement à l’éducation de ce bout de chou que vous projetâtes autoritairement dans l’existence, auquel vous imposâtes cette fameuse corvée que l’on appelle la vie, lors que le malheureux, certes, baignant jusque-là dans son néant de félicité, ne demandait évidemment rien de semblable. Qui donne la vie donne surtout la mort, ainsi que chacun en a parfaitement conscience.
Comme vous le voyez, la tâche s’annonce des plus joyeuses.
Le Moine Bleu est là pour vous aider.
D’abord, les bases.
Culture et Morale.
La chance veut que nos métropoles grandioses regorgent d’institutions spectaculaires à caractère ludique entièrement dévouées au plaisir et à l’éveil des tout-petits (et des autres). Pourquoi, par exemple, ne pas accompagner ces jours-ci votre bambin à une représentation, par la troupe des Marionnettes de Salzburg (dont c’est le centenaire), de la célèbre Tétralogie de Richard Wagner, pièce accessible aux enfants s’il en est (au Théâtre Dejazet, jusqu’au 16 décembre) ?
La chose est simple et délicieuse.
Deux comédiens, évoluant parmi des pantins de bois gracieusement et savamment animés expliquent, en Français et entre deux séquences musicales, l’affaire dans ses grandes lignes. Dans ses très grandes lignes, même, puisque le Ring entier durant ordinairement, selon les interprétations, entre quatorze et seize heures, ici en quelque cinquante minutes ses deux premiers « actes » (soit L’Or du Rhin et La Walkyrie) se trouvent déjà expédiés. Cinquante minutes (on le comprend) durant lesquelles choupinou n’aura guère eu le loisir de s’endormir, ni même – phénomène appréciable – de casser les oreilles, les pieds et le reste, comme c’est aujourd’hui l’usage au théâtre, des autres spectateurs présents. Impossible en effet, pour lui, de couvrir de la tension de son jeune organe (nous parlons de sa voix) les terribles échos, par exemple, d’une forge sidérurgique (celle dans laquelle Siegfried a ses habitudes) ou encore d’une charge à cheval de Walkyries d’ailleurs transformées, en l’espèce – assez comiquement il faut bien l’avouer – par nos amis autrichiens, en un désarmant octuor d’hôtesses de l’air fanatisées.
Ajoutons maintenant qu’au plan des idées et de la fixation des cadres, comme disent les pédopsychiatres et les clients de chez IKEA, tout est là. Oui, tout est là ! Disponible et à la vérité offert à cette petite âme délicate et tellement impressionnable à laquelle seront donc tour à tour proposées  : une émouvante apologie de l’inceste, de l’incendie, de la destruction du pouvoir patriarcal, des traités et des lois à coups d’épée tranchante désinhibée, une exaltation sauvage de l’amour libre et de la fuite (le voyage de Siegfried sur le Rhin) suivant immédiatement toute consommation authentique de l’acte de chair, la dénonciation, enfin, bien sûr, des cupidité, bestialité et sottise crasse dont le pouvoir de l’Argent, ou son goût, souille toujours irrémédiablement cette société immonde dans laquelle, rappelons-le, vous avez autrefois choisi de plonger choupinou sans qu’il ait jamais eu là-dessus le moindre mot à dire. 
C’est dire, justement ! si la soirée aura été féconde. Car vous voilà à présent tous les deux (Brünehilde est restée à la maison) dans le métro, à cette heure charmante (vingt-trois heures douze) où l’harmonie de nos cinq sens a tôt fait de transformer ce lieu public anodin en l’antichambre du Walhalla (assurez-vous que le petit a bien retenu ce dernier terme).
« Et lui, là-bas ? chuchotez-vous alors au creux de l’adorable oreille, en désignant du doigt tel corps affalé devant vous, sur une sombre banquette collective, à qui te ferait-il songer, mon ange ? À Alberich ? Fafner, Günther ? Hein, quoi ? Wotan, dis-tu ? Sous forme de Wanderer ? Eh bien, quel tempérament optimiste, mon grand ! Ou à tout le moins tellement artiste…» S’ensuit là-dessus, sans autre forme de procès, un dépôt de baiser sur le petit crâne. Fin de la scène. Le métro hurle. Sans doute, à la prochaine station, les doux murmures de quelque forêt profonde succèderont-ils aux cris du dragon répandant son sang. L’odeur, en attendant, est bien celle de Nibelheim, dont les affiches publicitaires scandant partout à vos yeux émerveillés la joie triomphante du voyage rappellent aussi la prosaïque Constitution. De sorte que l’instruction civique se sera aussi trouvée honorée à la fin du jour, non moins que l’esthétique.
Choupinou semble content.
Vous êtes heureux.
Que vous importe qu’un peu plus tôt dans la soirée, le duo d’amour sublime de Siegfried et sa belle eût subi les plus larges amputations – et les sutures adéquates – ou qu’ait été abolie, plutôt passée sous silence, par les deux comédiens pédagogues des Marionnettes de Salzburg, la transition formelle de Siegfried au Crépuscule des Dieux. Cette transition, après tout, est largement elle-même injustifiable, à rester sur le seul chemin de ce tortueux récit tétralogique, et vous le savez pertinemment. Nietzsche et Bernard Shaw, entre autres, vous ont déjà longuement expliqué comment Wagner, de bakouninien enragé et émeutier qu’il était, s’en vint un jour fatal, une dizaine d’années plus tard, tandis que son travail n’était point achevé, échouer sur cet « écueil » du pessimisme schopenhauerien qui devait disloquer, pour jamais, toute la cohérence de cette œuvre splendide.
Reste en celle-ci, comme seule traînée de poudre continue et homogène, l’amour du feu – inchangé –, l’amour du feu pour lui-même, comme élément, comme menace et séduction absolues. Reste cette vérité que Boulez énonce quelque part avec sa proverbiale simplicité : « Le personnage principal du Ring ? 
– Loge, bien sûr ! »
C’est tout ce que choupinou avait besoin de savoir.
Fin de la leçon.


                        

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