jeudi 26 janvier 2012

Grisélidis au chtar




Mieux vaut finir prostituée que commencer prostrée. Telle est exactement la réflexion que nous nous fîmes, l’autre soir, au début de l’interprétation malencontreuse, dans un certain théâtre, du Carnet de bal d’une courtisane, de Grisélidis Réal. Nous aurons l’occasion - et le désir - de revenir sur le destin de cette extraordinaire et lumineuse putain. Nous aurons également, hélas ! en attendant, tout loisir de nous interroger sur cette malédiction, décidément spéciale, pesant sur les scènes du dix-neuvième arrondissement de Paris, et qui nous prive avec une parfaite régularité de trésors textuels dont nous nous faisions une joie d’enfant.
Le Moine Bleu avait déjà vu, avec désespoir, assassiner voilà quelque temps, dans cette même circonscription administrative, le Journal d’une femme de chambre, Célestine subissant, au Théâtre du Bouffon (c’est son nom), de la part d’une Mme Isabelle Boutonnet, la transformation de la domestique jouisseuse qu’elle est, jalouse, tout à la fois amoureuse et transie de haine de classe pour ses maîtres, bref monument d’ambiguité politique et charnelle, en une bête hystérique au charme annulé, par décret. Un texte semble parfois ne pas suffire à ceux ou celles qui le transportent sur les planches. Les gens, pensent ces transporteurs, veulent plus que le texte. Il leur sera donc donné plus, cest-à-dire autre chose.
Cette fois, Mme Ramondou Clotilde, pourvue pourtant d’une voix magnifique et disposant de l’espace idéal (la scène du théâtre Paris-Villette, élégante et vaste), s’est d’après nous entièrement méprise sur la façon adéquate de traiter ce fameux Carnet de Grisélidis, dont  c’est ici le moment de rappeler quil représente l’os littéraire par excellence. Il s’agit de la comptabilité et de la description succincte (donc cruelle) des divers clients reçus et traités par la pute-écrivain au cours d’une période donnée. La litanie est donc celle d’un gars à petite queue, grosses couilles, rencontrant des problèmes pour bander ou cracher la purée, goûtant de se faire enculer, menotter, jouissant ou non dans la bouche, etc, auquel succède un autre gars, puis un autre, et tous les suivants. Chaque description ne comprend que quelques lignes. Elle est celle, arte povera, de la misère, le tarif finalement annoncé (« 80 francs » , « 100 francs, au moins », etc) scandant celle de la pute autant que celle du malheureux ainsi renvoyé chez lui vidé, délesté, triste, parfois, quoique plus léger. Stendhal feuilletait, nous dit-on, quelques pages du Code civil avant que de se mettre à écrire. Cela, prétendait-il, épure le style. La liste des clients dressée par Grisélidis présente la même nudité rigide que le Code civil. Il eût fallu adjoindre, pour l’honorer, à sa déclamation froide et énergique un détachement, simple et violent, de gestes.
Il eût aussi, peut-être, fallu déambuler, comme font les putes lesquelles, parfois, se les caillent quand elles travaillent dehors, dans la nervosité et l’angoisse permanentes de voir débouler les flics de Guéant, prochainement ceux des féministes socialistes, promettant ces temps-ci de faire malgré elles, légalement, leur bonheur, et leur affranchissement. Il eût été meilleur de soigner, de manière outrancière, son allure, ainsi que font les putes, dont le corps est le seul outil de travail, indépendamment de leur âge, de leur fatigue, de leur désespoir. Or, les poses, parfois simiesques, arborées par Mme Ramondou en égrenant sa fatale liste (nous gardons, entre autres souvenirs douloureux, celui d’un accroupissement prolongé, certes remarquable sur le plan sportif, ou chorégraphique-contemporain) ne s’inscrivaient pas, c’est le cas de le dire, dans une telle démarche.
Surtout, il eût été préférable, quant au Carnet lui-même, de rapprocher sèchement, avec un empressement presque brutal, les tares ou faiblesses de ces clients, afin de provoquer un effet comique imparable, lequel devait, à y réfléchir quelques secondes, être sur ce coup-là estimé hors de propos, voire insultant par Mme Clotilde Ramondou et son équipe. Car, dans le cas contraire, l’effet en question, étant donné cette pure merveille de texte administratif, n’eût pas manqué de jaillir, et d’étreindre la salle avec la dernière facilité.
Las ! Ce à quoi l’on assista consista plutôt en l’éveil crypto-matinal, extrêmement glauque, dans une montée lumineuse aveuglante, d’ailleurs fort pénible (mais là encore tel devait était être le but), de spots oranges bien en plein dans ta face, d’une créature jûchée sur des talons démesurés, dont elle ne maîtrisait guère l’emploi, mais convenons qu’il est difficile, et qui répéta jusqu’à la fin, en mécanique froide et lente, cette éprouvante suite de « branle, jouit, bite, encule, soixante francs » - pourtant en puissance tellement drôle ! - avec, dans le regard, une inspiration de chef de rang envoyant les commandes, tard le soir, et alors le chef de rang veut aller se coucher, mais il doit tout de même encore un peu réfléchir à ce qu’il fait.
Voilà ce qui arriva au Carnet de Grisélidis Réal.
On nous dira, ça ne manquera pas, que telle était sa vérité, et aussi celle du métier de Grisélidis Réal. Nous pensons que, dans ces conditions, cette misère n’a aucun intérêt, nétant ni subversive ni piquante. Et nous renverrons les bourgeois de gauche à leur dépression habituelle, en leur pissant, une fois de plus, bien en face de la raie.
Bon. Du calme.
La vérité, que voici à nouveau, répétons-la, avec tact.
On peut faire un objet littéraire de tout. Les behavioristes du polar américain, parmi des milliers d’autres, l’ont assez prouvé. Ces gens (Hammet, Chandler) vénéraient des auteurs français (dont Maupassant, par exemple) étant allés, avant eux, tout aussi loin dans le mépris de la psychologie intérieure, et s’en tenant, comme eux, à des descriptions cliniques de faits, cette cruauté de simplicité faisant bien sûr également pièce à l’époque, simplement barbare. Le Carnet de Grisélidis est un os littéraire. Il ne peut être qu’infiniment drôle, quoi d’autre ? S’il ne dit pas son époque (et donc ne la moque pas : ne montre pas ce qu’elle a d’absolument, de désespérément comique, c’est-à-dire d’irrattrapable par quelque bout qu’on la prenne), s’il concerne davantage la production des sociologues, des membres (mous) du Collège de France et des féministes bourgeois abolitionnistes, s’il renvoie essentiellement à l’inévitable « absurdité de la condition humaine » et à d’autres terrifiantes fadaises laureadlériennes, et qu’on nous démontre la chose à la perfection, alors ce Carnet n’a plus aucun intérêt pour nous. 
Il nous ennuie.
Au point de nous mouvoir hors des théâtres du dix-neuvième arrondissement de Paris, pour aller nous faire branler, enculer, et jouir dans la bouche ailleurs.
Pour moins cher.


« Demain je vais écrire à mon avocat. Je crois qu’il se moque de moi. Il m’avait dit : quinze jours puis trois semaines – et toujours rien. Je n’ai même pas reçu de copie de la demande écrite qu’il m’avait dit avoir faite. Je ne sais pas ce que j’ai, je n’ai ni force, ni courage, je déteste mes peintures, la vie, tout ici me fait horreur. Peut-être ne devrais-je pas lire le Journal d’un curé de campagne, tout admirable soit-il, il me démoralise.
Cet après-midi, il y avait l’heure biblique. La soeur (qui a d’ailleurs un faible pour moi) a fait un sermon sur la prostitution – elle a tourné longtemps autour du pot avant de prononcer le mot. Plusieurs vieilles qui se trouvaient là faisaient des mouvements de leurs têtes ridées, à la petite queue-de-cheval de cheveux gris et maigres, et manifestaient leur assentiment, leur dégoût. C’était à mourir de rire si l’on songe qu’« elles » en tout cas n’auront jamais la possibilité, ni le physique, ni le courage d’être putains tout en s’indignant si grandement sur le péché des autres – elles seraient bien incapables de le commettre ! Il est alors TROP facile de juger les autres lorsqu’on est soi-même absolument réduite à la vertu par une laideur sans espoir ! Elles, avec leur corps mou et épais, pareil à un sac de farine ! Oui, la vertu est parfois la consolation et la justification de la laideur. »

Grisélidis Réal, Suis-je encore vivante ? (journal de prison), Éditions Verticales.


2 commentaires:

  1. "... au charme annulé, par décret."

    Encore quelques années et la terre sera tout entière annulée, cher Moine Bleu: soit par décret, soit par ordonnance, loi d'exception ou martiale.

    Grand-oncle Donatien disait souvent: "Vivement demain, on dansera !".

    Les chèvres de l'Orée vous envoient leurs fuligineuses pensées.

    (J'aime passer par chez vous, on y bat le fer rougi sur une enclume qui résonne au ciel éternel. Les bons ferronniers d'art se font rares.)

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    1. Cher Marquis,
      Vous connaissez le mot de Charles-Ferdinand Ramuz : "C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau."
      Par ailleurs, vous trouverez ici un sacré meilleur forgeron que je ne le suis
      Je vous la serre fort, Marquis.
      Votre main.

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