mercredi 26 octobre 2011

Tannhäuser à Bastille


Les marches de l’Opéra Bastille et leurs abords immédiats fournissant, on le sait, l’occasion fréquente d’attroupements de gueux syndiqués, de lycéens en colère et autres hordes de prolétaires gauchistes, inégalement munis de papiers d’identité mais tous du même ressentiment le plus mesquin envers, disent-ils, le capitalisme mondialisé (ah ! ah ! pauvres bougres : le ressentiment ! Nietzsche et Philippe Sollers vous ont écrit là-dessus des pages tellement définitives), la chose implique souvent, céans, pour le mélomane authentique, de payer de sa personne par pur amour de l’Art. 
Oui, hélas ! tant l’artiste averti que le simple spectateur, hypocrite spectateur, toi son ami, son frère ! doivent ici se voir prévenus, non sans gravité, qu’ils devront peut-être un jour, eux aussi, au péril de leur intégrité et de leur porte-monnaie, risquer à leur tour d’enjamber le plus lestement possible, tel un Siegfried innocent s’élevant au-dessus du Dragon, ces amas de corps populeux indignés, échauffés par la colère, la bière, la haine de classe et le fanatisme anarcho-autonome, avant de pouvoir grossièrement jouer des coudes parmi  cette engeance, en se fermant aux putrides exhalaisons de slogans vulgairement salariaux, et émettre, çà et là, ainsi qu'une bête traquée dans la cohue ridicule, de sourds grognements de protestation fruste, face aux quolibets de la canaille, oui, dis-je, peut-être leur faudra-t-il apprendre ainsi à tomber sept fois, se relever huit, pour pouvoir, enfin ! dans la paix du Graal, accéder à l’extase absolue d’un glorieux finale - par exemple - de la Walküre (l’appel de Loge par Wotan !), tel qu’en offre parfois, dans sa générosité féconde, ce Temple des Muses Immortelles que nous connaissons tous, qui fait notre vie, et dont la seule évocation des sublimes mécènes portant noms délicieux de Figaro, Ernst and Young ou Fondation Total projette en nos  âmes transies, dès le seuil, dès le portique, dès l’orée, la promesse étincelante, et consolatrice, des plus grands bonheurs esthétiques.
Tout cela pour dire qu’après avoir été empêchés d’assister à une première représentation de Tannhäuser à Bastille en 2007, du fait (pour notre plus grand plaisir, nous pouvons à présent l’avouer) d’une grève sauvage lancée par les couturières de l’Opéra, lesquelles sont toujours à cette heure exploitées comme des merdes par leur racaille d’employeur, nous pûmes finalement, voilà quelques jours, jouir de ce même Tannhäuser de 2007, reprogrammé depuis le 6 octobre dernier, dans une distribution différente.
Or, il faut bien reconnaître que celle-ci fut, dans l’ensemble, éblouissante.
Rappelons à grands traits, de l'oeuvre, l’argument et les traits saillants de composition. L'action se situe vers 1250. Tannhäuser, poète lyrique, coule en apparence des jours heureux dans une grotte spacieuse et chauffée, au creux d’une montagne sacrée de la vieille Allemagne, en compagnie de la propriétaire des lieux, qui n'est autre que Vénus, déesse de l’amour physique et du dérèglement perpétuel des sens. Ladite déesse a autrefois accepté Tannhäuser comme locataire du fait du grand talent de composition poétique de ce dernier et parce que, forcément, dans cette grotte où luxure, confort et débauche constituent la norme, elle a décidé de s’équiper de ce qui se fait de mieux sur le marché. L'ouverture wagnérienne évoquant une bacchanale (celle qui provoqua un scandale lors de la présentation parisienne de l'oeuvre, en 1861) présente deux caractéristiques majeures : elle est, d'une part, extrêmement chromatique, c'est-à-dire nuancée, donc évocatrice, subtile et très chaude (la clarinette y tient une grande part, cet instrument étant d'ordinaire chez Wagner associé à la sensualité féminine), elle constitue, d'autre part, au plan rythmique un déferlement accentué proprement étourdissant, dont Baudelaire, mieux que quiconque, a signalé le pouvoir de sidération. Elle annonce, d'ailleurs, en cette cascade chromatique, l'attente d'Iseult suivie des retrouvailles des amants, dans Tristan
Tout pourrait donc continuer parfaitement dans cette merveilleuse grotte jusqu’à la fin des mondes, si Tannhäuser ne finissait par s’y ennuyer, en vertu de la nécessité hégélienne bien connue de sortie de soi perpétuelle de l'Être ou, pour le dire plus prosaïquement, parce que l'herbe semble toujours plus verte ailleurs. Il décide de sortir (" Ô Königin, Göttin, Lass mich ziehen ! " lance-t-il, sublime, à sa partenaire) provoquant, on s'en doute, l'incompréhension, la tristesse, l’ire enfin de cette belle Vénus qui désespère de pouvoir garder son amant auprès d’elle. L'affrontement (Tannhäuser, secondé par une harpe délicate, avance, très embêté, ses raisons) tourne court. Vénus disparaît, son amant ayant osé lui jeter à la face son désir bien particulier, un désir de mort, un désir nihiliste, un désir de Marie (oui : vous avez bien lu, la mère de qui vous savez, voilà ce à quoi aspire Tannhäuser à la sortie du paradis des sens. La loi des contrastes et de l'alternance, comme dirait François Hollande, s'avère décidément impénétrable). À ce cri épouvantable, donc (" Maria ! "), Vénus - horrifiée - disparaît. Tannhäuser, lui, conformément à son voeu, est lancé à nouveau dans le monde profane du rossignol et des fleurs sauvages, bercé dès son arrivée par le pipeau d'un jeune pâtre, d'autres délices du même type niaisement heideggerien et, enfin, un choeur (dont la puissance est fort célèbre et la ligne mélodique, celle qui lance l'ouverture) de braves pèlerins en route pour Rome. Il délaisse ces derniers après avoir été un instant tenté de les suivre, puis retrouve (Deuxième acte) le chemin d'une citadelle médiévale où, avant son départ - sa fuite - pour le Vénusberg (littéralement : " le mont de Vénus "), il avait ses entrées et excellait à réjouir, lors de grands concours de chants opposant les meilleurs troubadours du coin, une poignée d'aristocrates fortunés (ici, la mise en scène de Robert Carsen transforme le château médiéval des aristocrates en une galerie d'art de bourgeois branchés : choix intéressant, mais extrêmement contestable). Un certain Walter, Landgrave, c'est-à-dire patron des lieux, est celui qui l'a invité, l'ayant retrouvé avec bonheur errant hébété dans la nature après le passage du choeur des pèlerins. Walter, bien content, propose tout de go à Tannhäuser, pour fêter sa réapparition, de participer, comme avant, à l'une de ces joutes poétiques qu'il affectionnait tant. La fille du Landgrave, nommée Elisabeth, brûlait naguère d'un grand amour pour le poète et, depuis son départ mystérieux, se languissait terriblement de lui. Elle l'accueille donc également avec grand plaisir, sans compter que le prix récompensant le vainqueur du prochain concours (Walther le laisse lourdement sous-entendre) ne sera rien moins que sa main.Tannhäuser, également épris d'Élisabeth (ou plus exactement de son idée, de la pureté virginale qu'elle représente) accepte, vous pensez bien ! et voilà donc très vite le sujet du concours fixé : quelle est, à votre avis, la quintessence de l'amour (vous avez cinq heures, les calculatrices sont interdites) ? Mais là, les choses dérapent. Car à l'écoute des définitions proposées par les premiers concurrents, notamment Wolfram von Eschenbach, type plutôt à la coule, gentil et tolérant comme on dirait aujourd'hui, mais un peu coincé (et lui aussi très idéalement amoureux d'Élisabeth), puis Biterolf, un imbécile pour qui, au fond, l'amour, c'est le respect (au sens où on l'entend actuellement dans le 93, par exemple, ou chez n'importe quel flic citoyenniste), notre Tannhäuser explose, et intervient, furibond : l'amour-sentiment est absolument indissociable du désir charnel et physique ! Vénus - ou son souvenir récent - lui fournit là, soudain, une inspiration enflammée. Et tout à sa sortie enthousiaste, devant des invités d'abord médusés, puis carrément horrifiés, il en vient à leur avouer, à tous et toutes, où il était au juste (au Vénusberg) et ce qu'il y faisait exactement, au quotidien, durant toutes ces années où on l'avait porté disparu. Scandale. On hurle, on se jette sur lui, on s'apprête à le lyncher pour pornographie et hédonisme satanique, lorsque Elisabeth, par sa seule intervention (un cri célèbre et glaçant : "Arrêtez-vous !") - et en dépit de sa propre humiliation chagrinée - lui sauve la mise, obtenant de cette foule stupide et calotine (la séquence où tous insultent et maudissent le poète blasphémateur est une terrible longueur, cléricale autant que musicale, et plus ou moins supportable selon les tempéraments. Elle est imputable à l'oeuvre de Wagner elle-même) que Tannhäuser se voie seulement bannir vers Rome, auprès du Pape, aux genoux duquel il devra se jeter pour mendier son absolution. Or, malgré un repentir sincère, cependant, et terriblement masochiste du poète, le souverain pontife ne lui pardonnera pas. Il lui jettera même, avec la cruauté vicieuse propre à tous les curés de ce monde, que le pauvre pêcheur a autant de chance de finir au Paradis que son bâton de pélerin de pouvoir reverdir un jour. Tannhaüser s'en revient donc vers le Vénusberg, dégoûté, mourant et à moitié fou, mais surtout bien décidé à retourner au creux de cette satanée grotte du péché où il faisait si bon vivre, pour y finir en beauté. Vénus, sans rancune, l'accueille à bras ouverts (la scène est absolument délicieuse, et merveilleuse d'émotion) mais malheur ! au moment précis où Tannhäuser s'apprête à réintégrer ses prodigieuses pénates, le souvenir de la tendre Élisabeth se rappelle encore à lui via Wolfram, qui surgit, qui est là, et le conjure de ne point céder in fine à la tentation. Dans une ultime tension entre les deux besoin qui font l'objet du drame (et une bonne part de l'existence de Wagner) savoir : celui de luxure et celui de passion spirituelle, le poète hésite. Puis un sombre cortège funèbre débarque sur place, et c'est celui de la pauvre Élisabeth, morte de chagrin pour lui, bien sûr, en toute pureté christique. Tannhäuser, brisé, expire alors et s'écroule sur son cadavre. Son bâton de pélerin, dans la foulée, se couvre de fleurs. Le pape est déjugé. Les Alléluia ! résonnent de partout. L'âme des deux amants est sauve. La chose est entendue.
Revenons-en maintenant à notre récente représentation, place de la Bastille.
La distribution est, on l'a dit, brillante. Christopher Ventris (Tannhäuser) est suprêmement élégant en black blocker chaussé de pataugas noires et revêtu d’un sombre Barbour prune maculé d’une substance rouge n’ayant - hélas - que trop peu de choses à voir avec le sang, plutôt issue des pots de peinture renversés sur le sol d’un quelconque atelier bohème figurant (mal, comme nous le verrons bientôt) la grotte de Vénus. Nous connaissions, de ce Heldentenor, la majestueuse interprétation de Parsifal (Opéra de Zurich, 2008). Au vrai, outre la force et l'endurance vocales qui le caractérisent (à rapprocher, par exemple, de la nullité absolue du dernier Siegfried - Torsten Kerl - présenté à Bastille en mars dernier, et absolument inaudible au-delà des premiers rangs puisque recouvert jusqu'à l'humiliation (la nôtre, du moins) par l'orchestre hystérique choisi par Nicolas Joël), c'est surtout la spiritualité de ses compositions qui émeut. Ventris est Tannhäuser, il se confond avec ses hésitations, son malheur, son amertume. Il magnifie - étonnant comédien - le poète, en ses aspects les plus noirs, et faustiens. Ses longues répliques à Vénus, après l'ouverture, disent si bien l'embarras, presque le dégoût de soi d'un amoureux authentique souffrant de causer tant de peine à l'objet de son coeur, et aspirant pourtant à une liberté irrépressible, non-négociable. Ventris a la beauté virile, jalouse, secrète et élégante des grands désespérés.
La Vénus de Sophie Koch est tout simplement enflammée, et inflammable. Ceinte d'un drap blanc suggérant à merveille les courbes délicieuses de ses seins, de sa croupe musclée, de ses hanches, c'est encore à la fin du dernier acte qu'elle est le plus émouvante, puisque alors en elle, dans l'âme de Tannhäuser (et la mise en scène est là irréprochable : deux femmes, semblablement demi-nues, s'adressent au poète) l'amour spirituel, avec son cortège de tendresses conscientes, rejoint et recouvre en quelque sorte le désir physique. Les deux amours fusionnent. Tannhäuser, s'observant, finit par bander pour la prude Élisabeth, et déborder de fidélité conjugale pour Vénus. Toutes les femmes ne font qu'une, à l'aune de l'extrême faiblesse masculine relevée par la seule virilité de l'autre sexe (telle celle, ailleurs, de la Senta du Vaisseau Fantôme : autre exemple-type de la figure féminine phallique ramassant ordinairement, chez Wagner, le mâle à la petite cuiller). Rien de beau comme cette fusion finale. Rien de plus lumineux d'intelligence ni de vice sophistiqué : l'esprit et le coeur ne chavirant vraiment que pour les putains et les affranchies, les sens ne palpitant jamais tant que devant la normalité soudain déchirée, dans l'éclair d'un désir brusquement aperçu chez un être "normal", une femme (ici : Élisabeth) jugée trop prude, trop grosse, trop vieille, trop folle, etc, bref : jugée par la norme libérale-existentielle en vigueur hors d'atteinte du désir sexuel. Rien, enfin, de plus émouvant que ce spectacle du retour piteux de l'amant, perclus de sa honte douloureuse, et pourtant accueilli, relevé par celle qu'il a jadis abandonnée au gré de son détestable caprice, avec la simplicité du bonheur amoureux, lequel ne questionne pas, ne demande rien, jamais, prononce seulement, avec une douceur d'intensité infinie, ainsi que Vénus le fait à la fin de Tannhäuser, ce pauvre mot : " Viens ! " 
Quelle puissance que tout cela, quelle liberté en gloire ! Sophie Koch nous en transmet le sentiment, assurément, jusqu'à l'exaltation. Certes, tant de Vénus se sont succédées avant elle, meilleures peut-être, dans toute l'histoire du wagnérisme, depuis cette Wilhelmine Schröder-Devrient auteur prétendue (très improbable, toute chaudasse qu'elle était) des plus célèbres mémoires érotiques allemands - et dont l'auteur de Tannhäuser, qui fondait en larmes en l'écoutant, prétendait que c'était elle, seule, qui l'avait amené à composer de la musique - jusqu'à Grace Bumbry, la première Vénus noire " de feu et de glace " présentée en 1961 à Bayreuth, devant d'anciens dignitaires nazis horrifiés, par le petit-fils Wieland, la plus belle pour nous sur le plan vocal, s'il en faut absolument une, demeurant Christa Ludwig dans son interprétation de 1971, auprès de Georg Solti (il est vrai que les moyens techniques déployés pour cet enregistrement, faramineux, faussent un peu la donne). Mais Sophie Koch ne sera pas oubliée.
Wolfram, lui-même, est magnifié par Stéphane Degout, qui chanta devant nous avec simplicité, sans audace de timbre excessive, mais superbement, l'air déchirant ¨ Ô Du mein holder Abendstern " du dernier acte, adressé du fond du désespoir à l'étoile persistant à briller en dépit de tout, pour consoler l'amoureux malheureux, dont Élisabeth s'est détournée, mais qui souhaite pourtant toujours son bonheur, donc le rachat et le pardon de son ancien adversaire poétique-lyrique (mais le fut-il vraiment ? Wolfram nous semble vraiment un type agréable). Voir ainsi sa physionomie de thésard timide, à lunettes, se rouler dans le lit d'Élisabeth, cherchant à y humer, parmi les draps blancs, les traces de son dernier sommeil fiévreux, et les effluves intimes, pourquoi pas ! de son dernier linge, nous aura sidérés de sympathie, et même, pour lui, pour nous tous, de la plus authentique compassion.
Ces choses étant dites, il y eut tout de même quelques déceptions de taille. La mise en scène - du moins dans certains de ses choix, on l'a déjà évoqué - en fut une première. Pour l'ouverture, entendons-nous bien. Wagner, dans ses didascalies, est formel sur ce point : ce à quoi on doit assister, dans la grotte de Vénus, est une ORGIE générale, une partouze de nymphes et de faunes cernant de toute part (pour sa plus grande satisfaction) la déesse, et magnifiée par la furie prodigieuse de l'instrumentation et de l'orchestre. Or, mise à part la superbe Vénus entièrement nue qu'il nous est, d'entrée de jeu, donné d'apercevoir (de trop loin, hélas ! la somme fournie pour le billet se révélant insuffisante) se déployant lascivement en tous sens sur son lit de plaisir (en réalité, hé ! hé ! détail révélateur ! il s'agit là d'une doublure, qui s'efface discrètement pour laisser place à la belle Sophie Koch, dès lors que Vénus prend la parole), les éléments attestant le déroulement en ces lieux d'une bacchanale ont tendance à faire cruellement défaut. Il y avait là matière à plus de fantaisie, comme en témoigne ci-dessous le rapprochement entre les points de vue de notre metteur en scène, Robert Carsen, et celui d'Olivier Py, créateur de l'opéra à Genève en 2005.



Comme on peut le constater, au lieu d'une grotte de luxure, Robert Carsen a opté pour une espèce d'atelier où un artiste maudit s'échinerait à dresser le portrait de sa Vénus (notons, au passage, l'idée intéressante de transformer le chanteur en plasticien : elle n'eût à notre humble avis pas posé de problème à Wagner, partisan de la fusion générale des arts), et où il est brusquement rejoint par deux, puis quatre puis une dizaine d'autres artistes reproduisant les mêmes gestes de croquistes inspirés, ébouriffés et - pour tout dire, au bout de quelques longues minutes - tragiquement ennuyeux. Notons aussi l'escroquerie pure et simple consistant à évacuer purement et simplement du texte sur-titré (sans doute cela nuirait-il par trop à la crédibilité du décor choisi par Carsen) l'appel sensuel des Sirènes ("Approchez de la plage !") remplacé par une invitation accrocheuse et sage, presque vulgairement commerçante ("Approchez !"). Certes, mais alors qui sont-ils donc, ces autres artistes qui surgissent, ces clones de Tannhäuser dans son atelier-grotte ? Sont-ce des amis de galère qui, bientôt passée la séance de pose, entendent s'envoyer en l'air avec leur modèle, à plusieurs, à beaucoup, l'absinthe et le champagne ruisselant, ce qui nous rapprocherait du thème ? Sont-ce les diverses envies de Tannhäuser lui-même, qui s'incarnent, ses diverses conceptions artistiques, le dédoublement renvoyant à ses incertitudes, et à la grande angoisse de la page blanche et de l'oeuvre d'art impossible, en face de la perfection à reproduire (Vénus) ?
Difficile à dire. Ce qui l'est moins, c'est qu'un autre parti pris de mise en scène majeur fait problème. À la fin de l'oeuvre, Tannhäuser est pardonné. Mais soyons clairs sur ce point : par Dieu, nullement par les brutes pudibondes qui l'ont si méchamment rejeté. Or, que voit-on chez Carsen ? - l'artiste maudit finalement célébré, son oeuvre blasphématrice (figurée d'ailleurs assez pertinemment par un chevalet dont les croisillons rappellent le martyre du Christ, Tannhäuser comme les pèlerins du choeur trimballant sa croix, son oeuvre) finalement exposée par ces mêmes bourgeois, dans cette même galerie branchée qui manqua peu de temps auparavant lui tomber dessus toute entière. L'idée est la suivante : la toile de Tannhäuser trônant désormais parmi l'Origine du Monde, la Naissance de Vénus, et autres grandes représentations de la Femme, du Vice et de l'Amour, l'artiste honni est seulement l'artiste en avance, il sera bientôt reconnu, fixera bientôt la norme. Tout cela est très intéressant, mais fort loin du texte de Wagner. Au reste, la transformation d'aristocrates chrétiens fanatiques (la Cour de Walter) en bourgeois culturels néglige un détail essentiel : la pratique notoire et débridée du sexe non seulement ne traumatise plus depuis bien longtemps la société bourgeoise, mais constitue désormais, à dire vrai, de celle-ci, une des pierres d'ancrage idéologiques les plus solides. Performance et productivité sexuelles symbolisent ici-bas, à merveille, l'agressivité et surtout la prédation économique faisant l'orgueil ordinaire de la société libérale. Comment, dans de telles conditions, et sans invraisemblance, un vétéran du Vénusberg pourrait-il à ce point la choquer ?
Que penser, en outre, d'un artiste recevant finalement avec satisfaction, tel le Tannhäuser de Carsen, les hommages, certes tardifs, de cette racaille réunie ? Beaucoup de choses, entre autres celle-ci qu'il neressemble guère au Tannhäuser de Wagner, dont l'unique drame, loin de former une minable question artistique, se fondait plutôt sur cette question humaine fondamentale, aperçue par Baudelaire : comment concilier, sans y laisser sa peau, les deux impulsions essentielles nourrissant la vie ? Dès lors qu' il y a " dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre."


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